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Une Brève Histoire de la Zarzuela - III. Apogée et fin : le XXe siècle
Avec « Trilogía de los Fundadores », Catalina, El dominó azul et El Diablo en el poder sont alternativement présentés du 4 au 21 juin sur la scène du Teatro de la Zarzuela de Madrid, sous la direction de José María Moreno et dans une mise en scène d'Álvaro del Amo. En France, le Théâtre du Capitole de Toulouse, rompant avec les sacro-saintes habitudes offenbacho-straussiennes de la période des fêtes, met à l'affiche Doña Francisquita en décembre prochain. C’est l’occasion pour Concertclassic de vous présenter le troisième et dernier volet de la « Brève histoire de la Zarzuela » de Pierre-René Serna
Après les épisodes précédents relatifs à la période baroque et au XIXe siècle (voir les chapitres I et II de notre dossier), nous abordons maintenant la dernière époque de la zarzuela : le XXe siècle. Un siècle de splendeur en quelque sorte, mais comme d’ultimes feux, avant la disparition de ce genre lyrique sous sa forme créative ; au cours des décennies postérieures à la guerre civile espagnole, irrémédiablement vers la fin des années 1970.
STYLE EXPRESSIF
Il est toutefois des points communs à toutes ces époques considérées. S’induit un style expressif, qui distinguerait la zarzuela, rejaillissant sur sa musique. On rechercherait ainsi vainement l’aspect doucereux, filandreux – charmant diront d’aucuns – tel qu’il imprègne certaines tournures du côté de Paris (l’opéra-comique d’Auber et de Boieldieu, et même l’opéra à la façon de Gounod et de Massenet...) ou de Vienne (l’opérette à la mode locale). De sucreries, il n’est point. Les sujets ne versent pas dans la bluette sentimentale ni ne tendent à faire rêver, mais bien plus souvent à plonger dans une réalité acerbe et grinçante. Ce contexte, satirique parfois, n’hésite pas à la provocation, quitte à braver les interdits : cas des tonadillas (dont un auteur comme Pablo Esteve fera même un séjour en prison pour ce motif), de Pan y toros de Barbieri (un moment proscrit pour raisons politiques), ou de pièces censurées du temps du franquisme, telle La corte de Faraón (datée de 1910) de Vicente Lleó et ses coruscantes allusions sexuelles...
On peut même avancer que l’une des vertus principales de la zarzuela réside dans son caractère presque obstinément irrévérencieux, vis-à-vis des autorités ou de la morale. Puisque le message politique n’est pas évité, ni l’outrage aux bonnes mœurs...
Rien d’étonnant, au reste, dans un pays où la religiosité, teintée de superstition et de paganisme, va de pair avec un anticléricalisme viscéral. Ce met relevé, piquant et pimenté, que cuisine la zarzuela, ne se pare ainsi pas toujours d’atours proprets et gentillets, sans éviter de se présenter alors sous des dehors méchants, comme s’en réjouit Nietzsche. Autant dire qu’elle a du tempérament, un comportement porté à la révolte (comme l’héroïne de La revoltosa de Chapí). Foin donc des fadaises (sosas, sans sel, le pire des dédains dans une bouche espagnole), des bonbons sirupeux à la crème viennoise, des pâtisseries, stucs et princesses de carton-pâte, auxquels la zarzuela ne succombe jamais.
Il y a aussi une ambiance, une atmosphère. Qui joue entre ombre et soleil, sol y sombra (pour emprunter à cet autre art hispanique, de lumière et de mythe, la corrida ; dont, au demeurant, les livrets de zarzuelas s’inspirent d’abondance). Au soleil éclatant répond donc l’obscurité, la nuit impénétrable. Car l’aspect plaisant et séducteur, enlevé avec panache comme il sied aux danses du pays, déroule son intrigue sous les ombres ténébreuses. Histoires de sorcelleries, de serments, de revanches, de complots ou de tragiques méprises, se font le contre-jour d’une veine chaleureuse ou impétueuse. De là un ton inimitable, où il n’est de joie que sur fond d’amertume. L’essence, peut-être, de la zarzuela. Son goût et sa saveur, sans aucun doute.
CABALLERO ET GIMÉNEZ
Mais reprenons notre parcours historique. Si, comme on l’a vu, le género chico s’impose à la fin du XIXe siècle, le siècle suivant sera celui de sa quasi extinction, pour voir resurgir avec force la zarzuela grande, ou zarzuela en trois actes. Certains compositeurs font cependant le lien entre ces deux époques : comme Manuel Fernández Caballero (1835-1906), dont se détachent, parmi une imposante production, Los sobrinos del capitán Grant, folie débridée d’après Jules Verne, ou La viejecita (« La petite vieille », sobriquet du rôle principal, doublement travesti), incomparable bijou mélodique. Gerónimo Giménez (1852-1923) figure un autre musicien charnière, mais aussi l’instaurateur d’une extension et d’une autre facette du genre : à savoir les pièces qui n’ont plus seulement Madrid pour cadre, mais s’inspirent des traditions d’autres régions d’Espagne, voire de sujets sans nul trait ibérique ou même exotiques. Sa Boda de Luis Alonso (« Noce de Luis Alonso ») en est symptomatique, dont l’action prend place à Cadix (la ville de Giménez) et où dominent les motifs de danse andalous dans un style coloré qui ferait penser à Chabrier. Pareillement, La Tempranica (du surnom de l’héroïne, Gitane dite « L’Impétueuse ») porte la couleur andalouse, mais dans une conception fouillée, pimentée de mélopées gitanes, jusqu’alors rares dans la zarzuela mais dont on sait la prospérité dans la musique espagnole ou même d’autres pays.
Manuel de Falla © wikimedia
FALLA, ALBÉNIZ ET GRANADOS
Cadix verra naître un autre musicien : Manuel de Falla, qui, au reste, rendra hommage à son prédécesseur dans son Tricorne. Petite digression ici, pour citer ces noms universellement célébrés que sont Albéniz, Granados et Falla. Ils ne seront, aucun des trois, étrangers au monde de la zarzuela, même si cet aspect de leur art est mal connu. C’est ainsi qu’Isaac Albéniz, entre une vingtaine d’œuvres lyriques, touchera aussi au genre avec San Antonio de la Florida. Falla écrira pour sa part cinq zarzuelas dans sa jeunesse, auxquelles pourraient s’ajouter des ouvrages de la maturité, comme L’Amour sorcier, conçu originellement en tant que pièce théâtrale associant chant et dialogues, ou Le Corrégidor et la Meunière (El corregidor y la molinera). Si Enrique Granados a laissé moins d’ouvrages lyriques, il n’en a pas moins écrit la zarzuela Picarol, et son opéra Goyescas porte la griffe du genre. Il en serait de même pour Joaquín Turina, compositeur lui aussi reconnu au-delà de son pays, bien qu’un peu moins, et tout autant tenté par la zarzuela, à côté de l’opéra, de poèmes symphoniques et de magnifiques pages de musique de chambre.
AUTRES NOMS MARQUANTS
Cette parenthèse fermée, renouons avec le fil des musiciens spécifiques, pour égrener en vrac les noms marquants du XXe siècle : Amadeo Vives (1871-1932), auteur de La generala et Doña Francisquita (1), Pablo Luna (1879-1942), Francisco Alonso (1887-1948), Jacinto Guerrero (1895-1951), Federico Moreno Torroba (1891-1982), auteur de la justement célèbre Luisa Fernanda, ou Pablo Sorozábal (1897-1988 ; photo), auteur de La tabernera del puerto (« La tavernière du port »), son plus grand succès. Autant de compositeurs prolifiques. Puisqu’ainsi le veut la règle parmi les zarzueleros, qui rappellerait la manière des belcantistes du XIXe siècle, si l’on songe aux quelque soixante opéras seria ou buffa de Donizetti. Et autant de multiples zarzuelas où s’inscrit une longue tradition, servie par une école de chant dont la renommée a su, pour sa part, franchir les Pyrénées.
La Dolorosa - Jean Grémilllon /photo © DR
Mentionnons aussi Tomás López Torregrosa (1863-1913), dont La Fiesta de san Antón (1898) prolonge l’héritage précédent, par sa forme courte ou chica, son ambiance madrilène pittoresque, mais annonce les temps nouveaux par son climat pré-puccinien ; ou José Serrano (1873-1941), qui en 1930 avec La Dolorosa – du nom de la Vierge des Sept Douleurs ! – conforte l’influence prépondérante du mélodrame vériste. Le succès auprès du public est fulgurant ; dont témoignent ces premiers temps du cinématographe parlant, comme La Dolorosa réalisée en Espagne en 1934 par le Français Jean Grémillon (photo). Désormais, les sujets se font volontiers noirs ou violents, et leur traitement musical de plus en plus élaboré. Le meilleur exemple serait Las golondrinas (1914, « Les hirondelles » ou « Les funambules », pour cette tragique histoire située dans un cirque), de José María Usandizaga (1887-1915), dont la maîtrise et l’inspiration laissent loin le squarcio di vita cher à Mascagni ou Leoncavallo.
DERNIERS FEUX
El Gato Montés(1916) (2), autre sombre drame, est entièrement chanté, comme nombre des zarzuelas de Manuel Penella (1880-1939). Il en sera de même pour son Don Gil de Alcalá (1932), pastiche baroque sur fond d’orchestre à cordes, dont l’intrigue se situe au XVIIIe siècle. Une esthétique néo-classique dans l’air du temps pour la zarzuela, si l’on songe, par exemple, à La zapaterita d’Alonso en 1941 ou à El hijo fingido de Joaquín Rodrigo (l’auteur du Concerto d’Aranjuez) en cette très tardive année 1964. Et une sorte de retour aux sources. Peu avant déjà, en 1927, La villana (« La roturière »), chef-d’œuvre de Vives, reprenait une pièce de Lope de Vega, revenant au XVIIe siècle, à la naissance de la zarzuela. Et Sorozábal ne craindra pas d’intituler en 1945 La eterna canción, « L’éternelle chanson », une zarzuela empreinte de nostalgie, manière d’équivalent madrilène du Capriccio de Richard Strauss, autre œuvre testament.
EXTINCTION
La boucle est bouclée. Car la zarzuela va peu ou prou s’éteindre au sortir de la guerre civile, au moment du régime de Franco. Auparavant, elle aura émigré, dès le début du XVIIIe siècle, dans les Amériques, au Mexique, à Cuba, en Argentine, au Venezuela, en Colombie, au Chili… et même jusqu’aux Philippines. Avec nombre de créations autochtones, dont la célèbre María la O (1930) du Cubain Ernesto Lecuona. Mais elle aura su aussi s’enraciner dans les différentes régions d’Espagne, comme à Barcelone, à Valence ou au Pays basque (parfois sur des livrets en langues vernaculaires régionales). Elle aura oscillé entre les drames sanguinolents et les sujets les plus frivoles, devenue revista (revue), género ínfimo ou bufo sous les influences pernicieuses d’outre-Pyrénées ou d’outre-Atlantique. Signes d’une mort annoncée.
Car, après 1950, entre les nouveaux langages atonaux et le déferlement des chansons de consommation rapide, la zarzuela ne trouvait plus sa place. Du moins comme forme vivante. Si l’on a écrit quelques œuvres jusqu’aux années 1970, ce sera sans postérité ; désormais, avec les reprises d’ouvrages consacrés, la zarzuela devient un genre de répertoire, de musée. À l’instar de la quasi-totalité de l’art lyrique international.
Choix d’ouvrages significatifs de l’époque : La viejecita de Fernández Caballero (disque Novoson, sous la direction d’Ataúlfo Argenta) ; La Tempranica de Giménez (DG, sous la baguette de Pablo Pérez, avec María Bayo) ; Luisa Fernanda de Moreno Torroba (Auvidis, sous la direction d’Antoni Ros Marbà, avec Plácido Domingo) ; Las golondrinas d’Usandizaga (EMI, dirigé par Federico Moreno Torroba) ; La Dolorosa de Serrano (Carillon ou Tiempo, dir. Enrique García Asensio, avec Alfredo Kraus) ; Don Gil de Alcalá de Penella (Novoson, dir. Argenta) ; La eterna canción de Sorozábal (EMI, dirigé par Sorozábal soi-même – attention ! éviter une autre version reprise sous l’étiquette Novoson).
Pierre-René Serna
(1) À noter que Doña Francisquita sera repris pour la prochaine saison du Capitole de Toulouse, du 21 au 31 décembre 2014 (www.theatreducapitole.fr)
(2) Voir notre compte-rendu de El Gato Montés au Teatro de la Maestranza de Séville : www.concertclassic.com/article/el-gato-montes-seville-quand-la-zarzuela-...
« Trilogía de los Fundadores »
Catalina (L. Olona/J. Gaztambide) / El dominó azul (F. Camprodón/ E . Arrieta) / El Diablo en el poder (F. Camprodón et F. A. Barbieri)
Du 4 au 21 juin 2014 (en alternance)
Madrid – Teatro de la Zarzuela
teatrodelazarzuela.mcu.es/en/temporada/temporada-lirica/trilogia-de-los-fundadores-2013-2014
Une Brève Histoire de la Zarzuela I : www.concertclassic.com/article/une-breve-histoire-de-la-zarzuela-i-floraison-baroque
Une Brève Histoire de la Zarzuela II : www.concertclassic.com/article/une-breve-histoire-de-la-zarzuela-ii-renaissance-eclatante-au-xixe-siecle
Pierre-René Serna est l’auteur du Guide de la Zarzuela (Bleu Nuit Editeur – 335 pp), unique et indispensable ouvrage en langue française consacré un genre musical aussi riche que méconnu de ce côté-ci des Pyrénées – ndlr
Pablo Sorozábal / photo @ DR
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