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Une interview de Gabriel Le Magadure, second violon du Quatuor Ebène – Moment de traverse avec Chausson et Lekeu

 

Quand on évoque Gabriel Le Magadure, immédiatement on pense au Quatuor Ebène, l’une des très grandes formations du genre, dont il est le second violon. Mais si nous l’avons rencontré, c’était au premier chef pour évoquer un disque qu’il a enregistré aux côtés du pianiste Frank Braley et du quatuor Agate. Ils y interprètent le Concert pour piano, violon et quatuor à cordes op. 21 d’Ernest Chausson – chef-d’œuvre trop méconnu –  et la Sonate pour violon et piano de Guillaume Lekeu (1 CD Appasionnato-le Label) ; une interprétation admirable d'engagement, d'équilibre et de style. Gabriel Le Magadure a en effet voulu s’offrir « un moment de traverse » dans sa vie de quartettiste, qu’il ne manque pas d'aborder au cours de cet entretien.
 
1892 : les œuvres réunies sur ce disque sont exactement contemporaines. En écoutant votre enregistrement je me suis demandé s’il y avait d’autres œuvres que le Concert de Chausson faisant appel à l’effectif violon, piano et quatuor à cordes…
 
Vous avez décidé de commencer par une colle ? Plaisanterie à part, c’est une formation qui se situe entre l’orchestre et la musique de chambre. Elle est parfaite. Je ne pense pas qu’il existe d’autres œuvres pour cette formation, dans l’époque romantique ou moderne, mais je ne peux vous l’assurer avec certitude. Ce qui est magnifique dans le Concert de Chausson, est le fait que tous les instruments dialoguent de manière parfaite entre eux… Si on considère que le quatuor à cordes constitue un instrument unique. Et puis cette œuvre est tellement vivante, tellement bien écrite.

Etre deuxième violon d’un quatuor est une place très particulière. On est un caméléon, on change de couleur en permanence.
 
 
Les deux partitions que vous interprétez sur ce disque sont des écrins extraordinaires pour votre instrument.
 
Le Concert de Chausson est une œuvre parfaite pour le violoniste. Comme beaucoup de ses contemporains – je pense à Lekeu, Saint-Saëns Debussy, et d’autres – Chausson a trouvé son inspiration dans le son du violon d’Eugène Ysaÿe (1858-1931). Ce son qu’il a instauré à cette époque, la manière qu’il a eue de renouveler la technique du violon, les ont inspirés.
 
Pourquoi avoir choisi de sortir un temps de votre activité de quartettiste pour enregistrer ce disque ?
 
C’était un rêve pour moi, d’enregistrer ces œuvres. Durant longtemps ce fut un rêve inavoué. Etre deuxième violon d’un quatuor est une place très particulière. On est un caméléon, on change de couleur en permanence. On est au cœur du quatuor, même si pour le public cette place peut paraître plus « cachée » que celle du premier violon. J’adore cette place. Je m’en satisferai toute ma vie. Mais j’ai toujours cultivé l’amour du son du violon, et quelle plus belle manière d’en donner la preuve que ces deux œuvres …
 

Le Quatuor Agate, Gabriel Le Magadure et Frank Braley © Julien Mignot

 
Christian Ferras est le violoniste qui m’a le plus marqué

 
Quand on écoute votre disque, immédiatement affleure la figure d’un grand violoniste français, qui a enregistré le même programme… Je veux parler de Christian Ferras (1933-1982).
 
Ses enregistrements ont bercé mon adolescence. Ferras a eu une carrière fulgurante, et une fin de vie atroce. Etonnamment, quand j’ai enregistré ce disque je n’ai pas pensé directement à lui, mais je m’aperçois qu’inconsciemment il est peut être à l’origine de ce projet. C’est le violoniste que ma mère, mes grands parents, me faisaient écouter au disque. C’est le violoniste qui m’a le plus marqué. Il était toujours au service de l’émotion, avec un son tellement vivant.
 
Vous paraissez être très complices avec Frank Braley et semblez jouer fréquemment ensemble. Qu’en est-il ?
 
Figurez vous qu’avant cet enregistrement, nous avions joué une seule fois ensemble. C’était il y a environ vingt ans, aux Moments Musicaux de La Baule… Le Quatuor Ebène était un tout jeune quatuor (il a été fondé en 1999 ndr). Ensuite, nous sommes devenus très amis, et nous sommes vus très fréquemment, mais sans faire de musique ensemble, ni parler musique du reste. Mais quand j’ai voulu que ce projet Chausson/Lekeu prenne forme, j’ai tenu absolument à ce que ce soit lui qui en fasse partie. Il avait déjà joué le Concert de Chausson, mais jamais la Sonate de Lekeu. Et j’ai éprouvé un grand bonheur à travailler ces œuvres avec lui.
 
La Sonate de Lekeu est une œuvre sublime, d’un compositeur disparu à l’âge de 24 ans. Pourquoi avez-vous voulu l’enregistrer  aux côté du Concert de Chausson ?
 
Je trouvais que les musiques de ces deux compositeurs morts tragiquement et jeunes – décidément on parle beaucoup de destins tragiques au long de cet entretien ! – allaient très bien ensemble. J’avais très envie de les associer, et elles avaient aussi en commun Eugène Ysaÿe, que je viens d’évoquer, dédicataire des deux ouvrages, et l’année de création. Ce qui les rassemble également, c’est l'amour de la musique wagnérienne, germanique. Chez Chausson, on entend des réminiscences du Ring. Et il y a chez les deux auteurs, la spontanéité et la jeunesse.
 

(1CD Appassionato - Le Label - APP004)

Avec Frank Braley nous avons eu un grand bonheur à travailler à partir de la partition de la Sonate de Lekeu annotée par Yehudi Menuhin
 
 
Pouvez-vous nous parler de la partition de la Sonate de Lekeu qui vous a été confiée 
 
J’ai eu une chance incroyable. J’avais beaucoup écouté la version extraordinaire de Yehudi et Hepzibah Menuhin (enregistrée en 1938 ndr). J’en parle à un de mes très proches amis, Pierre-Martin Juban, qui me dit que Bruno Monsaingeon, le réalisateur de films sur la musique qu’on connaît, a chez lui la partition de l’œuvre annotée par Menuhin. J’étais comme un fou ! Cette partition m’a été prêtée. Et vous ne pouvez imaginer toutes les annotations de Menuhin, leur précision, leur intensité. Avec Frank Braley nous avons eu un grand bonheur à travailler à partir de cette partition.
 
Pourriez-vous nous parler du rôle du second violon dans un quatuor ?
 
Ainsi que je vous le disais, c’est un rôle proche du caméléon, mais également proche du marionnettiste. C’est un électron qui doit s’adapter constamment, un rôle de base.
 
Vous est-il arrivé d’inverser les rôles avec Pierre Colombet, premier violon du quatuor ?
 
Cela nous est arrivé une fois. C’était à l’occasion de l’enregistrement du Quatuor de Fanny Mendelssohn et d’un quatuor de son frère Felix. Nous avions eu un problème, que je ne détaillerai pas, et pour « sauver l’enregistrement », je suis passé de manière éphémère à la place du premier violon pour enregistrer l’Opus 13 de Félix Mendelssohn. Cette expérience a été très intéressante pour moi, et ce fut pour Pierre une expérience qu’il a trouvée incroyable ; cela lui a donné une vision qu’il a qualifiée d’inattendue.

 
Nous étions tellement heureux de la rencontre avec Yuya Okamoto. Nous sommes enfin sereins.
 
 

Depuis quelques mois, un magnifique violoncelliste, Yuya Okamoto, a remplacé Raphaël Merlin, qui a décidé de faire de la direction d’orchestre.

Mathieu Herzog, notre ancien altiste (remplacé depuis par Marie Chilemme) avait également quitté le quatuor il y a quelques années pour se consacrer à la direction d’orchestre ! Décidément. Soyez en tout cas assuré que ni Marie, ni Yuya, ni moi, n’avons l’intention de devenir chefs d’orchestre !
Quoi qu’il en soit, la recherche d’un remplaçant pour Raphaël fut un travail très long, difficile et délicat.  Nous ne pouvions remplacer facilement un musicien avec lequel nous avons joué durant 25 ans. C’est une telle alchimie, la vie de quatuor. Au bout d’un an, Yuya est arrivé. Nous lui avions proposé une tournée… dans les fiords norvégiens. De merveilleux paysages. Nous avons joué le Quatuor de Ravel. Et cela a tout de suite fonctionné. Pourtant, il n’avait quasiment pas fait de quatuor. Nous étions tellement heureux de cette rencontre. Nous sommes enfin sereins.
 

Le Quatuor Ebène ( de g. à dr. Yuya Okamoto, Pierre Colombet, Marie Chilemme et Gabriel Le Magadure) © Julien Mignot
 
Il y a quelques années, le quatuor Ebène a enregistré l’intégrale des quatuors de Beethoven (Erato Warner). Que peut-on aborder, quand on est un quatuor, après ce sommet ?
 
Nous y avons beaucoup réfléchi, car le covid est passé par là. Et nous avions prévu beaucoup de tournées autour de cette intégrale…et beaucoup de choses sont tombées à l’eau en 2020. Mais nous nous sommes beaucoup questionnés, et continuons de le faire. Nous avons bien d’autres projets, dont un avec le Quatuor Belcea : les octuors de Mendelssohn et d’Enesco, que nous souhaitons enregistrer. Nous avons une tournée européenne (19-29 mai) et une tournée américaine qui sont prévues cette année avec ce programme.
 
Revenons au Concert de Chausson. Vous l’avez enregistré aux côtés d’un jeune quatuor, le Quatuor Agate. Comment l’avez-vous choisi ?
 
Ils sont en résidence à la fondation Singer Polignac, comme beaucoup d’ensembles de musique de chambre. Nous les avons rencontrés là bas, et nous avons énormément sympathisé. Nous avons le même langage. Ils travaillent extrêmement sérieusement, et forment un ensemble amicalement très soudé. Ils ont été élèves à l’Académie de Munich (The Ebène Quartet Academy), que nous avons créée.
 

Frank Braley et Gabriel Le Magadure © Julien Mignot

 
Dans le Concert de Chausson le pianiste fait face à une œuvre aussi difficile qu’un concerto romantique

 
Comme nous le disions, le violon est très valorisé dans le Concert de Chausson, mais ce qu’on dit moins est que la partie de piano est particulièrement difficile ...
 
C’est d’une grande injustice. Et Frank Braley serait heureux de vous entendre évoquer cette question. Le violon est constamment mis à l’honneur dans cette œuvre, alors même que le pianiste ne cesse de « tricoter ». Il fait face à une œuvre aussi difficile qu’un concerto romantique, sans pour autant être autant valorisé que ses partenaires instrumentistes à cordes.
 
Votre incursion dans ce répertoire chambriste hors du quatuor m’évoque d’autres incursions, et en particulier un enregistrement merveilleux de la Symphonie concertante de Mozart, par deux des membres du Quatuor Amadeus, Norbert Brainin et Peter Schidlof.
 
Magnifique version ! C’est un disque qui m’a beaucoup marqué. Les Amadeus se « coupant en deux » pour la Symphonie concertante de Mozart, c’est merveilleux. Pour rester chez les quartettistes, il y a également une très belle version de Veronika Hagen, aux côtés d’Augustin Dumay.
 
Quand le quatuor Ebène a débuté, un « son » de quatuor vous-a-t-il inspiré ?
 
Plusieurs formations nous ont inspirés, et je peux mettre en première place le Quatuor Borodine pour l’homogénéité, le son, la justesse, le côté sanctifié de la musique et du discours. Et puis j’ai eu une grande période « Quatuor Lindsay ». Ils dégageaient tellement à eux quatre. Et cette manière de trouver la cinquième personne… le cinquième membre du quatuor !
 
Propos recueillis par Frédéric Hutman, le 22 avril 2024
 

 
Prochains concerts 
 
« Soirée Appassionato-Le Label », avec Gabriel Le Magadure, Frank Braley, Quatuor Agate, Charlotte Saluste-Bridoux, Pauline Chenais, Orchestre Appassionato.
30 avril 2024 – 20h30
Paris - Salle Gaveau
Entrée libre dans la limite des place disponibles
www.sallegaveau.com/spectacles/appassionato-le-label-soiree-de-presentation
 
Agenda du Quatuor Hermès :
www.quatuorebene.com/tour-dates

Photo Gabriel Le Magadure © Julien Mignot

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