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Une interview de Nadine Sierra, soprano – « Je ne veux pas brûler les étapes »

New York, Milan,Venise et Paris lui font les yeux doux, et comment en effet résister à son charme vocal et physique ? Soprano tout en charme et en douce virtuosité, Nadine Sierra (photo) est aussi et surtout une artiste à la tête bien faite, qui veut tout, mais sans pour autant se brûler les ailes. Actuellement à l'affiche du Rigoletto que propose l'Opéra Bastille jusqu'au 27 juin, entourée de Vittorio Grigolo et de Željko Lučić, la jeune cantatrice américaine retrouvera Gilda pour ses débuts aux Chorégies d'Orange cet été, cette fois auprès du légendaire Leo Nucci et sous la baguette de Mikko Franck (les 8 et 11 juillet). Rencontre avec une diva d’aujourd’hui et de demain.
 
Depuis vos débuts à la Bastille en 2015 dans la production de Don Giovanni de Haneke où vous étiez Zerlina, votre relation avec Paris est de plus en plus étroite : Eliogabalo de Cavalli à Garnier, Die Zauberflöte en février, vous voici dans Rigoletto à la Bastille. Qu’est-ce qui distingue l’Opéra National de Paris des autres grandes maisons d’opéra que vous connaissez ?
 
Nadine SIERRA : Les structures en tant que telles ne sont pas différentes et je retrouve à Paris ce que je rencontre ailleurs. Ce qui est incroyable ici c'est assurément l'acoustique, que je trouve magnifique, même si certains de mes collègues considèrent que le plateau est trop grand. Pour moi qui suis née en Amérique et qui ai l'habitude d'y travailler, je suis accoutumée à chanter dans des lieux encore plus grands, cela ne me pose pas de problème. Ce qui les différencie c'est sans doute l'environnement et l'énergie qui vient du public.
En Europe j'ai toujours trouvé de l'écoute, un certain respect, du silence et je peux dire que les auditeurs, dans leur majorité, connaissent la musique et suivent avec attention les voix et ce qu'elles doivent exécuter.
A Paris le public est très éduqué, on le sent surtout lorsque nous devons chanter certaines phrases pendant lesquelles le silence se fait et l'on meure alors combien le public est concentré, extrêmement attentif ; c'est fou, car nous n'entendons plus rien et cela peut paraître terrifiant.
 Je me souviens à la Scala pour mes débuts dans Gilda justement, on n’entendait rien, le public était attentif, n'applaudissait pratiquement pas car il voulait attendre pour juger la petite nouvelle, voir comment elle allait se comporter dans les passages difficiles. Et à mesure que le spectacle avançait, les choses se sont bien passées - mais tout de même quelle pression ! A Paris, je sens toujours de bonnes ondes et dès que le public est satisfait il le fait savoir. Lorsque j'ai chanté Eliogabalo à Garnier, c'était un peu différent car l’auditoire était composé pour moitié d'amateurs de musique baroque et pour l'autre de curieux et de jeunes venus du théâtre par l'intermédiaire du metteur en scène Thomas Jolly. C'est fascinant de chanter à Paris et de plus j'adore cette ville qui a tant de choses à raconter d'un point de vue historique.
 
Le personnage de Gilda est presque votre rôle porte-bonheur, celui dans lequel vous avez débuté au Met en 2015 et à Milan en 2016 et dans lequel vous débuterez l’été prochain à Orange. Par-delà l’adéquation vocale, comment expliquez-vous les liens qui vous unissent à cette héroïne verdienne ?
 
N.S. : C'est le premier grand rôle que j'ai appris dans ma jeunesse et depuis que je le chante sur scène, il a suivi l'évolution de ma propre vie qui, elle aussi, a connu de grandes transformations. J'ai pu, comme tout un chacun, expérimenter des choses qui sont venues nourrir mon interprétation de Gilda. J'ai évidemment grandi en tant que personne et cela m'a permis de montrer ces changements, car Gilda elle aussi passe de l'état de jeune fille à celui de jeune femme en un temps record ; et tout ce que j'ai vécu en dehors de la scène a été utile. Le public ne s'y trompe pas et ressent d'ailleurs très précisément ces variations, aussi subtiles soient-elles. Il faut dire que cette musique parle aux gens sans détour et les émeut pour longtemps. Pour ma part elle ne me quitte pas et me permet de conserver une partie de moi-même qui me renvoie à ma jeunesse ; c'est très émouvant. 

© Merry Cir

Sur le plateau du Théâtre Antique d'Orange vous serez au côté du grand Leo Nucci, avec lequel vous avez eu la chance de chanter cette œuvre à Milan et succéderez à l’une des grandes interprètes du rôle, je veux parler de Patrizia Ciofi. Qu’est-ce qui différencie à votre avis une interprétation et une technique américaines, d’une italienne, surtout dans ce répertoire post belcantiste ?
 
N. S. : Il y a une très grande différence ! Comme vous le savez peut-être j'ai commencé l'étude du chant très tôt, à six 6 ans exactement et j'ai beaucoup appris de ma mère d'origine portugaise, qui a toujours été proche de moi. Elle me parlait toujours en italien, ou dans l'une des autres langues qu'elle parlait et naturellement cela m'a aidée et conditionnée, car j'ai pris des habitudes dès le plus jeune âge, plongée dans la culture de ces pays et aujourd'hui je suis convaincue que chanter cette langue influe sur ma technique.
L'italien est parfait pour la voix, mais savoir le prononcer n'est pas suffisant il faut partager le goût et la culture de ce pays avec des gens et pouvoir penser et réagir comme eux. J'ai par exemple beaucoup appris lorsque j'ai débuté à Naples au Teatro San Carlo avec Gilda, encore elle! C'était fou, j'avais 23 ans et j'ai énormément écouté jusqu'aux choristes qui venaient me dire : “attention tu devrais faire comme si, pas comme ça, sinon on ne te conprendra pas”. Grâce à eux j'ai pu me sentir Italienne et transcrire cela dans le chant de Gilda. Les Américains ne savent pas très bien exprimer de sentiments dans la musique. Nous avons de grandes écoles où l'on enseigne comment l'on doit produire un son, vocalement c'est parfait, mais émotionnellement c'est perfectible. J'ai découvert comment résoudre cette lacune en Europe. Rien qu'en écoutant Pavarotti on peut faire d'immenses progrès, sans doute aussi parce que les Italiens n'ont pas peur d'exprimer leur sentiments, de révéler leurs passions. Ailleurs dans le monde on est plus réservé, plus conservateur, on ose moins.
 
Vous venez de chanter Lucia di Lammermoor à Venise, un rôle essentiel dans votre carrière qui annonce sans doute une prochaine étape importante, celle de La Traviata. Pourquoi l'avoir chanté en premier et quel est le plus difficile selon vous ?
 
N.S. : Lucia est très spécifique avec sa tessiture haute et claire et surtout son orchestration assez légère, car Donizetti n'était pas Verdi. Ce dernier a donné plus de puissance à sa Traviata en renforçant l'accompagnement qui est d'ailleurs assez proche de celui de Rigoletto : au début l'écriture est fine et légère et plus on avance dans le drame plus la tessiture de Gilda devient sombre, s'abaisse et sonne plus profondément. Lucia garde la même consistance pendant tout l'opéra et si l'on possède un bon registre élevé et une belle virtuosité, il est tout à fait possible de venir à bout de ce personnage, ce qui n'est pas le cas pour Violetta qui demande une plus grande palette et une tout autre résistance. Il faut pouvoir s'adapter à l'évolution psychologique et dramatique du personnage, il faut de la force et de la puissance, sinon on passe à côté de l’œuvre. Les enjeux vocaux de Lucia sont différents.
 
On retrouve régulièrement Mozart sur votre chemin avec Zerlina, Illia, Pamina, la Contessa, et bientôt Susanna. Peut-on imaginer que la liste s’allonge et que ce compositeur vous accompagne longtemps ?
 
N. S. : Oui je pense, je le souhaite car je désire atteindre en douceur la prochaine étape, tout simplement parce que je fais attention à ma voix, à l'image de la stratégie adoptée par certaines cantatrices que j'admire comme Freni ou Devia. Ces femmes sont pour moi de véritables modèles et je veux les suivre, en évoluant prudemment mais sûrement vers certains rôles, sans brûler les étapes. Je trouve cela magnifique et leurs trajectoires m'inspirent. Avoir de tels exemples est vraiment quelque chose de formidable. Je voudrais chanter Mimi mais je prendrai le temps qu'il faudra pour parvenir bien plus tard, qui sait, à Lucrezia Borgia ou à Roberto Deveureux pourquoi pas.
De Mozart je voudrais chanter Donna Elvira et Donna Anna, mais je ne veux rien brusquer. Ce sera possible dans quelques années, car j'ai prévu de poursuivre le bel canto et de progresser pour atteindre Donna Anna. Chi va piano va sano ! C'est ce que j'ai appris et mis en pratique depuis l'âge de 6 ans. Ma mère est très fière de moi aujourd'hui et je fais attention à mon instrument que je travaille depuis si longtemps déjà.
 
Propos recueillis par François Lesueur le 2 juin 2017
 
Verdi : Rigoletto
Jusqu’au 27 juin 2017
Paris – Opéra Bastille
www.concertclassic.com/les-prochains-concerts?fulltext_search=Rigoletto&field_event_date%5Bdate%5D=

8 et 11 juillet 2017 (report les 9 et 12 en cas de mauvais temps)
Orange –Théâtre antique
www.choregies.fr/programme--2017-07-08--verdi-rigoletto--fr.html

 Photo © Merry Cir

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