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Víkingur Ólafsson joue les Variations Goldberg au Festival de la Roque d’Anthéron – Voyage au centre de la sphère – Compte-rendu

 

Trois gouttes de pluie pour nous rappeler qu’il est Islandais, et Víkingur Ólafsson entre en scène sous la conque acoustique avec l’allure de quelqu’un qui tiendrait un commerce branché. Chemise de neige boutonnée au col, lunettes de glace sévère, costume vert lichen – l’Islande, décidément – et nous voilà embarqués dans le long voyage des Variations Goldberg de Bach (1), pas loin de quatre-vingts minutes avec toutes les reprises. Il y a des œuvres que nous habitons depuis si longtemps qu’on redoute, à chaque visite, les interventions de l’architecte-décorateur : cela va-t-il encore se ressembler ? cela va-t-il encore être chez nous ? Dès l’Aria initial, modelé au bord du silence, on croit entendre la pulpe des doigts et l’on sait alors que tout ira bien. Polyphonie et polychromie de la variation I, walking bass de la II, jeu de cloches de la IV, accelerando sur la V, rubato sur la VII, fughetta impériale de la X… On pourrait continuer à compter comme ça jusqu’à trente : à chaque fois, une évidence et une surprise, on reconnaît tout et tout a changé, la matière des murs et le spectre lumineux, les images mentales et les émotions intérieures. On se croyait au chaud dans notre zone de confort, Víkingur Ólafsson nous invite au voyage au centre de la terre qui nous porte, au centre de l’éther qui nous élève, au centre de la sphère qui nous constitue.
 

© Valentine Chauvin 

Visibilité des lignes par temps clair, l’énergie scintille, la joie ruisselle entre les voix dans les feux d’artifice et les escarbilles, « Bach is alive and well and living in La Roque » et l’on s’imaginerait bien disparaître complètement dans certains paysages à perte de vue. La seconde partie multiplie les enchaînements frénétiques, travaille la complexité de la matière et la concentration de l’auditoire, elle joue de la sidération et de notre rythme cardiaque. La main gauche est exceptionnelle, archet de viole ou ronde piquetée autour des doigts du haut, la virtuosité du jeu de pédale remarquée dans les commentaires des pianistes pratiquants. Non, le commanditaire insomniaque de l’œuvre, si l’on veut croire à la légende, n’aurait jamais pu s’endormir en écoutant le claveciniste Goldberg jouer comme ça ! Vous voulez un moment sublime ? La variation XXV, un air de Passion entre Erbarme dich et Es ist vollbracht
Víkingur Ólafsson n’a pas pitié de nous, il nous arrache à notre sécurité pour entrer dans un univers où l’air se raréfie et tout peut s’accomplir. On n’a pas osé chronométrer mais la matière du temps était palpable sous l’effet de la gravité. L’altitude est une profondeur et nous sommes au bord de l’asphyxie. D’ailleurs, bruissement de soulagement du public qui reprend son souffle dans la variation suivante. La fin du cycle libère la lumière, éblouissante. Quand d’autres cisèlent la polyphonie des dernières variations, Víkingur Ólafsson fait sonner son Steinway dans un flot harmonique tumultueux : c’est la renverse des marées sur le grand rivage de la musique universelle. Jusqu’à la reprise de l’aria final – sorte de bis anticipé après quoi plus rien ne sera possible – lequel semble maintenant perché au-dessus du vertige, puis le long silence avant les acclamations triomphales.
 

© Valentie Chauvin

On s’était promis, à l’entame de l’écriture, d’éviter deux lieux communs concernant Víkingur Ólafsson : le feu sous la glace et Glenn Gould. La géologie et les climats de son interprétation explosent les frontières du volcanisme, ils sont au service de l’art sans la contrainte du style ou de l’authenticité historique : on a pensé successivement à la peinture de Klee, à la suspension du temps dans le molto adagio du quinzième Quatuor de Beethoven, à Liszt et à Radiohead… Échapper à Glenn Gould est plus difficile. Évidemment la lisibilité des voix, évidemment le langage corporel : la main trace une ligne de fugue dans l’air, le haut du corps se love comme un œuf sur le clavier – on a entendu une auditrice joliment imaginer qu’il s’y ressourçait…
Mais c’est surtout la personnalité musicale qui nous y fait penser : comme Glenn Gould avant lui, Víkingur Ólafsson estampe l’œuvre d’une forme neuve, inaltérable – ici les Variations Goldberg, mais c’est aussi vrai pour les Études de Philip Glass (2). C’est un excentrique qui assumerait sa position étymologique hors du centre convenu, qui aimerait toute l’étendue du piano et tout l’arc-en-ciel des couleurs, c’est un révélateur alchimique. Quelques jours après la mort de l’écrivain Kenneth White (3), inventeur d’une géopoétique où prime le sentiment océanique sur l’émotion triviale, ce récital fait partie de ce qu’il célébrait sur la Terre de diamant : « des moments plus exacts que les autres ».
 

Didier Lamare
 

(1) Un enregistrement paraît à l’automne 2023 chez Deutsche Grammophon

(2) Philip Glass, Piano Works, 1 CD DG (2017)

(3) Kenneth White (1936-2023) : kennethwhite.org/
 
Festival international de piano de La Roque d’Anthéron, Parc de Florans ; 16 août 2023
www.festival-piano.com/
 
 
Photo © Valentine Chauvin

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