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Bicentenaire Lefébure-Wely à Saint-Sulpice – Vincent Genvrin rend hommage à un maître atypique – Compte-rendu (orgue)
À l'évocation du nom de Louis-James-Alfred Lefébure-Wely, le puriste renâcle : vous n'êtes pas sérieux ? Sous-entendant du moins que le mondain Lefébure-Wely ne saurait l'être. Si l'on songe qu'Aristide Cavaillé-Coll, facteur de génie mais aussi grand connaisseur en musique, le prit sous son aile et lui confia tant d'inaugurations de ses instruments, sans doute fallait que l'« organiste parisien à la mode du second Empire » (pas un mot qui soit un compliment) eût quelques qualités. La première était d'improviser magnifiquement, mettant en valeur la palette et les innovations des orgues Cavaillé-Coll.
Ce pur Parisien fut titulaire de trois Cavaillé-Coll de la capitale, où il vit le jour le 13 novembre 1817 : à Saint-Roch de 1831 à 1847 (où le facteur intervint grandement, en 1840-1842, sur le Lesclop-Clicquot-Dallery de 1751-1770-1826), à la Madeleine (orgue neuf, 1846) de 1847 jusqu'à sa démission en 1858 (Saint-Saëns lui succède – et ne sera pas vraiment tendre pour son prédécesseur), enfin à Saint-Sulpice du 1er mai 1863 jusqu'à sa mort le 31 décembre 1869, ignorant ainsi la chute de l'Empire : il y fut, à la suite de Georges Schmitt, le véritable premier titulaire du monument inauguré en 1862 après cinq années de travaux, instrument qui conserve, outre le buffet de Chalgrin, une grande partie du matériel de l'orgue Clicquot de 1781, déjà reconstruit par Daublaine-Callinet-Ducroquet en 1846.
Louis-James-Alfred Lefébure-Wely (1817-1869) © DR
Au fil d'une vie relativement courte, Lefébure-Wely composa dans les domaines les plus divers. Pour l'orgue, mais aussi et en abondance pour l'harmonium et le piano, instruments de salon, ne négligeant ni la musique de chambre, ni l'orchestre ou la musique vocale : trois Symphonies, un opéra : Les Recruteurs (1861), Cantate Après la victoire (1863) – ou encore pour le poïkilorgue, instrument à anches libres de Cavaillé-Coll (précurseur de l'harmonium, dont le brevet sera déposé pas Debain en 1842) : Lefébure-Wely publie en 1839 une Méthode théorique et pratique pour le Poïkilorgue (orgue expressif) suivie de plusieurs morceaux appropriés à toutes les ressources de l'instrument, composant alors une Fantaisie brillante sur des motifs de « La Norma ». Où l'opéra pointe le bout de son nez. C'est le principal reproche qui lui sera fait : avoir introduit à l'église la musique de théâtre – un même phénomène s'était produit en Italie avec le fameux Padre Davide da Bergamo, alias Felice Moretti (1791-1863).
La redécouverte de Lefébure-Wely est bien sûr passée par le disque. Le choc initial, jubilatoire, vint en 1976 d'une gravure de René Saorgin à l'orgue (1845) Nicolas-Antoine Lété de Saint-Michel de Nantua (Ain), rare et magnifique témoin de la facture romantique française (1), lequel Saorgin ne cacha pas les « quelques mouvements de réprobation de la part de certains de mes amis, habitués à m'entendre jouer Frescobaldi, Buxtehude… ». Inutile de dire que ce disque, pourtant repris en CD en 1988, n'est plus au catalogue Harmonia Mundi. Si seulement la firme arlésienne voulait bien se donner la peine de restituer l'ensemble des enregistrements pionniers des années 1960 et 1970 de la collection Orgues historiques (assortis de l'exceptionnelle richesse éditoriale d'origine, serait-ce sous forme de téléchargement) ! Dans cette série figurait un autre album enthousiasmant de René Saorgin (1973, Grand Prix du Disque) : Musique militaire et théâtrale à l'orgue Serassi (1807) de Tende (Alpes-Maritimes), où rayonnait notamment le bienheureux Padre Davide da Bergamo.
Vincent Genvrin © DR
Le disque s'est montré par la suite généreux avec Lefébure-Wely, en France et à l'étranger, jusqu'aux CD enregistrés à Paris pour Hortus par Vincent Genvrin (2) et La Lyre Séraphique et Moderne, à la Madeleine (Cantiques et pièces d'orgue) et à Saint-Sulpice (L'Organiste moderne – plain-chant et pièces d'orgue) – ils firent de même pour Saint-Saëns en 1998-1999 (3 CD). Compliments à Hortus : tous ces albums sont toujours au catalogue. Un an plus tard, André Isoir enregistrait pour Calliope, à Saint-Jacques de Compiègne, un programme intitulé L'orgue au second Empire, avec bien entendu du Lefébure-Wely. Un élargissement enchanteur de notre connaissance de l'œuvre du compositeur survint, en 1995, avec un CD de Joris Verdin (Ricercar) consacré aux Trois Suites de Morceaux pour Harmonicorde (antérieures à 1858, année de leur dépôt à la Bibliothèque Nationale) ; inventé par Debain, l'harmonicorde est un harmonium à un clavier derrière lequel est placé un cadre métallique tendu de cordes (une par note) frappées par une mécanique simple de piano. Musique délicieuse, pétillante et inventive, poétique et joliment romantique : La prière sur le Vésuve, Tarentelle, Le retour des épouses, La Désespérance, Marche des gardes ou La nuit de Noël – Sérénade espagnole sont des petits chefs-d'œuvre, qui plus est sur un superbe Debain de 1880. En 2006, le même Joris Verdin y ajouta, à l'orgue Cavaillé-Coll (1857) de Notre-Dame de Bonsecours à Rouen, les Six Grands Offertoires op. 35 dédiés à son ami M. Ambroise Thomas (1846), complétés d'extraits des Meditaciones religiosas op. 122 (publiées à Paris en 1858 mais dédiées « à sa Majesté la Reine Doña Isabel II d'Espagne ») et de la Scène pastorale (1867) de L'Organiste moderne (34 pièces en 12 « livraisons », à partir de 1857).
Pour célébrer à Saint-Sulpice le bicentenaire de la naissance de Lefébure-Wely – dernier grand concert de l'année 2017 –, c'est tout naturellement vers Vincent Genvrin que s'est tournée l'AROSS (Association pour le Rayonnement du Grand Orgue de l’église Saint-Sulpice), dont les concerts sont retransmis en live stream sur la chaine YouTube de Pierre-François Dub-Attenti (3). Sous l'intitulé Motets, Messe en faux-bourdon et pièces d'orgue (provenant de L'Organiste moderne, c.1868-1869), l'idée était d'offrir au public la restitution d'un dimanche à l'église sous le second Empire, de l'office du matin aux vêpres de l'après-midi, le tout concentré en une grande heure de musique, quand les paroissiens d'alors devaient être plus endurants…
La messe fut introduite par l'illustre Marche en mi bémol majeur : quelques notes, et aussitôt l'on reconnaît le « style » de Lefébure, magnifié par le Cavaillé-Coll en une parfaite symbiose. Ne prétendant nullement hisser le musicien au rang de grand maître du XIXe siècle, Vincent Genvrin, dans sa présentation du concert depuis la tribune, le qualifia de « compositeur de musique légère », comme on a pu le dire de maîtres viennois de la même époque. Une musique accessible, habilement conçue pour l'instrument auquel elle est destinée, quel qu'il soit, en définitive originale et des plus caractérisées, méritant d'être appréciée en laissant de côté toute animosité stérile et au fond imméritée. Avec panache et densité, Vincent Genvrin montre qu'il existe une manière sérieuse de jouer cette musique brillante et souvent séduisante.
L'orgue Cavaillé-Coll de Saint-Sulpice © Mirou
En réponse aux pièces d'orgue, toutes jouées en tribune, le strict plain-chant à quatre parties – Messe de Dumont (dite du 2ème ton) mise en contrepoint simple par Lefébure-Wely en 1868 – était restitué par Les Meslanges de Thomas van Essen (le latin, comme il se doit, étant prononcé à la manière gallicane), avec Volny Hostiou au serpent droit, selon l'usage du temps. L'orgue de chœur (Cavaillé-Coll, 1858/1868) était tenu par François Ménissier, cotitulaire avec Vincent Genvrin (par ailleurs titulaire de Saint-Thomas-d'Aquin) de Saint-Nicolas-des-Champs, tribune illustrée par Michel Chapuis et Jean Boyer. Après les Kyrie et Gloria, l'Offertoire en ré mineur permit d'apprécier une facette plus sombre de Lefébure, presque dramatique à sa manière, se révélant, par des moyens simples d'écriture, d'un impact saisissant au grand orgue. À la suite du Sanctus, l'Élévation en mi majeur fit valoir un lyrisme retenu, de même la Communion en fa majeur sur des flûtes douces et une délicieuse anche soliste. Très discret dans son soutien du plain-chant, l'orgue de chœur s'imposa davantage dans le Domine salvum fac imperatorem nostram Napoleonem, avant que Vincent Genvrin ne conclue la messe avec l'engageante Sortie en mi bémol.
Commencée sur une séduisante séquence alternée : hymne Adoro te devote, la seconde partie du programme, Procession et Salut au Saint-Sacrement, poursuivit l'alternance entre tribune et chœur, efficacement soulignée par la retransmission sur grand écran : une vraie régie vidéo, avec insertion d'illustrations annotées, ainsi pour l'historique « machine à grêle » entendue dans la Sortie ou le « rossignol » qui agrémentait le divertissant et mélancolique Verset en fa majeur. On put aussi suivre l'incroyable effervescence régnant en tribune pour registrer l'énorme instrument : Daniel Roth en personne, Pierre-François Dub-Attenti et Christophe Zerbini, ses fidèles registrants, cependant que Vincent Genvrin restait d'une parfaite concentration…, cette souple alternance visuelle entre la tribune et les musiciens dans le chœur contribuant grandement à la perception même de l'alternance musicale.
Cerise sur le gâteau élargissant une fois encore l'approche de l'œuvre de Lefébure, trois motets à voix seule rehaussaient cette seconde partie, chantés par la soprano Françoise Masset (qui assurait aussi le dessus du plain-chant), accompagnée par François Ménissier. Si l'immense espace du chœur de Saint-Sulpice ne facilite pas la tâche en termes de projection jusque dans la nef, son interprétation d'une lumineuse présence fut remarquable de tenue. D'un charme mélodique indéniable, ces pages sobres mais éloquentes et d'une noble décence ne sauraient presque démériter en regard, par exemple, des Motets d'un César Franck. Si l'on en juge par l'indigence (pour être indulgent) de tant de chants d'assemblée d'aujourd'hui, que ne donnerait-on pour entendre le dimanche une musique de cette (simple) qualité !
De César Franck il fut d'ailleurs question pour refermer l'hommage. Franck, qui en 1859 avait inauguré son Cavaillé-Coll de Sainte-Clotilde au côté de Lefébure-Wely, dédia à son collègue de Saint-Sulpice la dernière de ses Six Pièces, Final (1864) – non sans parenté avec l'Offertoire précédemment entendu –, cette fois sous les doigts de Daniel Roth.
Michel Roubinet
Paris, église Saint-Sulpice, dimanche 19 novembre 2017
Phoo © DR
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