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Charlotte Sohy, compositrice de la Belle Époque – Jardin secret
Que de chemin parcouru en peu de temps ! Il y a trois ans, Debora Waldman dirigeait en création mondiale à Besançon la Symphonie en ut dièse mineur (1917) de Charlotte Sohy (1887-1955). Un peu plus d’un siècle après l’achèvement de l’ouvrage, celle qui est entre temps devenue directrice musicale de l’Orchestre national Avignon-Provence, révélait une partition admirable et mettait en lumière une créatrice oubliée.(1) Deux ans plus tard, un livre (« La Symphonie oubliée ») co-écrit par Debora Waldman et Pauline Sommelet, a permis découvrir le parcours et la personnalité de Charlotte Sohy, tandis que sa Symphonie connaissait sa création parisienne par l’Orchestre National et D. Waldman dans le cadre du 8e Festival Bru Zane Paris (2) – un enregistrement a d’ailleurs été réalisé à cette occasion et figurera dans le coffret Compositrices françaises annoncé par le PBZ pour l’an prochain.
Un jardin secret de la musique française
La conjonction du mouvement de redécouverte de compositrices rayées de l’histoire (officielle) de la musique et du travail de fond que le Centre de musique romantique française de Venise mène depuis une douzaine d’années maintenant en faveur de notre répertoire national n’en est pas restée à la Symphonie s’agissant de Charlotte Sohy. Une autre entreprise ô combien heureuse est venue s’y ajouter, grâce à l’initiative d’Héloïse Luzzati.
Violoncelliste et fondatrice de l’association « Elles – Women Composers » (3), cette dernière a en effet su fédérer une équipe d’interprètes aussi talentueux que découvreurs pour réaliser – avec l’irremplaçable concours de François-Henri Labey, petit-fils de la compositrice – un ensemble de trois disques, chacun organisé autour d’une thématique – « Autour du piano », « Autour du quatuor » « Autour de l’orchestre ». Un coffret de bout en bout admirable (accompagné d’un livret très documenté), qui ouvre les portes d’un jardin secret de la musique française.
Une intense vie intérieure
Badinage, troisième mouvement du Quatuor n° 1, joué à Besançon en 2019 par des membres de l’Orchestre en prélude à la Symphonie, laissait pressentir d’heureuses surprises dans la musique de chambre de Charlotte Sohy. Mieux, elle renferme de véritables pépites ! Du côté des quatuors, deux ouvrages (op. 25 et op. 33) respectivement datés de 1933 et 1945-47, montrent sous les archets du Quatuor Hermès autant de maîtrise formelle que de qualités poétiques. Ce que l’on avait apprécié au disque s’est pleinement confirmé en concert, le 26 mai dernier à l’Orangerie de Bagatelle dans le cadre du mini-festival « L’Orangerie Sonore » organisé par ProQuartet. Plénitude heureuse, mais d’un bonheur conscient de sa fragilité dans Allégresse, fluide et ondoyante expressivité de Sérénité, Badinage empli de secrets, Fugue au caractère bien trempé de Volonté : au fil de ses quatre mouvements, le Quatuor n° 1 traduit la réussite de la première rencontre de Charlotte Sohy avec la forme reine de la musique de chambre.
Imprégné des souvenirs et les douleurs du second conflit mondial au terme duquel il est né, le Quatuor n°2 (en trois mouvements) présente quant à lui un visage sombre mais extrêmement prenant, d’une intense vie intérieure, avec en son cœur un bouleversant Andante où le violon d’Omer Bouchez chante avec noblesse.
Sur le disque occupé par les deux Quatuors, le lumineux Triptyque champêtre op. 21 (1925) pour flûte, violon, alto, violoncelle et harpe, interprété par Mathilde Calderini, Omer Bouchez, Lou Yung-Hsin Chang, Yan Levionnois et Constance Luzzati, conclut de façon pour le moins enchanteresse. Il constitue l’une des autres pépites d’un coffret que l’on déguste tel un met rare ; la musique de chambre s’y illustre aussi dans le bref Octobre Op. 23/1 dont Héloïse Luzzati et Célia Oneto Bensaid cultivent les teintes automnales, ou encore dans le très épuré Trio avec piano op. 24 (1931), d’un charme intense dans la lecture qu’en livre Nikola Nikolov, Xavier Philips et Célia Oneto Bensaid. Un seul trio avec piano dans la production de Charlotte Sohy, mais quel !
Côté piano, la Fantaisie op. 3 (1907) précoce et prometteuse partition d’une jeune femme encore élève de Mel Bonis, trouve en David Kadouch un interprète plein de tact, tandis que Célia Oneto Bensaid sait traduire – et dompter – le souffle passionné de la Sonate op. 6 (1909-1910), et Marie Vermeulin saisir les caractères des Pièces romantiques op. 30 : quatre miniatures de 1944 ... nostalgiques d’une époque révolue.
Sohy et la mélodie
La production de Charlotte Sohy tient en seulement 35 numéros d’opus, mais se révèle d’une grande diversité et n’oublie pas la voix (y compris l’opéra). L’un des atouts du coffret qui paraît est de montrer l’art de la compositrice dans un domaine révélateur : la mélodie. Avec piano, ce sont les Chants de la lande op. 4, recueil de 1908 sur des textes de Sohy, dont Marie-Laure Garnier traduit avec un profonde intensité dramatique les atmosphères légendaires, portée par le clavier suggestif de Célia Oneto Bensaid.
Quoi de plus normal, Debora Waldman et l’Orchestre national Avignon-Provence sont au rendez-vous pour les mélodies avec orchestre. Aude Extrémo distille la tristesse des Trois Chants nostalgiques op. 7 (1910) de troublante façon, avant de nous entraîner dans la prégnante étrangeté symboliste des Deux Poèmes chantés op. 17 (1922). Exactement contemporaines, les trois Méditations op. 18 reviennent à Marie-Perbost dont le timbre convient idéalement à la pureté de pièces marquées par la foi de la compositrice.
Debora Waldman se révèle être dans tous les cas une merveilleuse complice, continûment attentive aux couleurs de l’écrin qu’elle tisse pour ses chanteuses. Ou pour le violon de Cordelia Palm, soliste du Thème varié op.15 bis (1921), pièce d’un lyrisme intense à laquelle les violonistes curieux seraient bien avisés de s’intéresser.
Créatrice au langage personnel, étrangère aux systèmes, Charlotte Sohy témoigne d’un grand éclectisme dans les genres abordés. Deborah Waldman nous montre qu’elle s’est même laissée tenter par la musique de film : le projet n’alla pas jusqu’à son terme (et l’on ne se sait pour quel film elle travailla), mais la musique composée à cette occasion n’a pas été perdue et forme la matière de la tendre et savoureuse Histoire sentimentale op. 34, suite en quatre parties dont l’esprit montre une fraîcheur d’inspiration intacte trois ans avant la disparition de l’artiste.
Ne manquez pas ce coffret « Charlotte Sohy, compositrice de la Belle Époque », première référence du catalogue de « La Boîte à Pépites » (3). Il ne s’agit pas ici de découvrir une curiosité du répertoire français, mais d’entendre la voix, inspirée, d’une très grande musicienne.
En attendant sa prochaine publication discographique, « Elles – Women Composers » vous donne rendez-vous pour la troisième édition d'« Un Temps pour Elles ». Ce festival itinérant se déroulera du 10 juin au 10 juillet dans six hauts lieux patrimoniaux du Val d’Oise (4) et comprendra seize concerts au cours desquels on découvrira des pages de Sohy, Boulanger, Bacewycz, Clara Schumann, Rebecca Clarke, Augusta Holmès, Marie Jaëll, Mel Bonis, Amy Beach, Sophie Gail, entre autres ...
Alain Cochard
Site de « Elles – Women Composers » : elleswomencomposers.com/
(1) www.concertclassic.com/article/debora-waldman-dirige-la-creation-mondiale-de-la-symphonie-de-guerre-1917-de-charlotte-sohy
(2) www.concertclassic.com/article/debora-waldman-dirige-lorchestre-national-de-france-tresors-retrouves-compte-rendu
(3) La Boîte à Pépites / BAP 01-01 ( 3CD, 20 €)
(4) Festival "Un Temps pour Elles" 2022 : elleswomencomposers.com/festival-un-temps-pour-elles/
Photo © La Boîte à Pépites
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