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Compte-rendu : Jehan Titelouze le mal-aimé – Jean-Charles Ablitzer et La Colombina à Seurre et à Luxeuil

Si l'on s'accorde à voir en Jehan Titelouze (1563-1633) le fondateur de l'école française d'orgue – il publie en 1623 Douze Hymnes puis en 1626 Huit Magnificat – le chanoine de Rouen demeure le vrai mal-aimé de l'imposante lignée de nos grands organistes-compositeurs. Sa musique est réputée austère, pâle euphémisme pour éviter de dire ennuyeuse, et de fait elle reste ignorée de nombre d'interprètes parmi les plus prestigieux et prolifiques. Rien de plus injuste, cependant, dès lors que son œuvre est resituée dans son véritable contexte de création : à l'orée de l'école française, qu'elle annonce pleinement, mais encore dans ce « clavier européen » dont la relative unité n'avait pas encore été ébranlée par l'émergence des particularismes nationaux, si sensibles dans le domaine de la facture d'orgue.

C'est ce que Jean-Charles Ablitzer (titulaire du fameux Valtrin-Callinet-Schwenkedel de Belfort) a voulu faire, redonnant à Titelouze une vie, une diversité et une palette expressive que, d'emblée, on serait sans doute loin d'imaginer. Empruntant aux Hymnes et aux Magnificat, son programme marial, donné à l'identique à Seurre (Côte-d'Or, Bourgogne) puis à Luxeuil (Haute-Saône, Franche-Comté), suivait le principe de l'alternance grâce à la rayonnante participation de l'ensemble La Colombina de Josep Cabré. Si l'alternance peut parfois sembler artificielle dans le répertoire du XVIIIe siècle et presque en porte à faux, le plain-chant parlant un langage déjà éloigné de la musique d'orgue de l'époque, elle redevient d'autant plus éloquente que la musique d'orgue est ancienne, claviers et voix relevant d'un même esprit pour un véritable dialogue : l'œuvre de Titelouze y retrouva en l'occurrence son équilibre et une partie de sa raison d'être.

Outre les versets alternés entre orgue et voix – Raquel Andueza (soprano de lumière toute aisance et justesse), José Hernandez Pastor (alto), Josep Benet (ténor), Josep Cabré (baryton) – avec intonation initiale et amen de conclusion, l'on put entendre, a cappella, un Salve Regina d'Antoine Boesset (1587-1643) et deux pages provenant de ces Preces ecclesiasticae (motets et psaumes) qu'Eustache Du Caurroy (1549-1609) confia l'année même de sa mort à l'éditeur Pierre Ballard : Ave Maria… Virgo serena et Favus distillans labia, merveilles d'harmonie et de radieuse spiritualité, à la fois concises et d'une ampleur musicale affranchie des contraintes de la durée. La diversité fut aussi le fruit d'une approche différenciée de l'alternance : versets traditionnels en plain-chant pour l'hymne Pange lingua, versets polyphoniques chantés en faux bourdon dans le style français, anonymes pour le Magnificat du 4ème ton, signés Jean de Bournonville (1585?-1622) pour l'Ave Maris Stella et Nicolas Formé (1567-1633) pour le Magnificat du 6ème ton.

Seurre puis Luxeuil, soit l'occasion de rappeler que l'orgue, en plus des différences d'esthétique instrumentale, de pays et d'époques, offre une particularité – l'une de ses richesses – à laquelle les autres instruments sont presque tous étrangers. Il y a bien sûr le diapason (plus il est bas, comme à Seurre : la = 398 Hz à 18°, et plus l'orgue rayonne d'une gravité bénéfique aux petits instruments dépourvus de 16 pieds), mais aussi et surtout le tempérament, manière d'accorder les instruments en altérant plus moins les intervalles de tierce et de quinte au profit de certaines tonalités (alors fortement individualisées et d'une présence appuyée) – au détriment des autres, peu ou pas utilisables. La musique ancienne a besoin d'un tempérament inégal pour s'épanouir et mettre en valeur sa richesse harmonique, ses dissonances et frottements, son audace et son exigeante « modernité ». Sans quoi la lumière vacille : l'illustre Fantaisie chromatique de Sweelinck reste quasi-lettre morte sur un tempérament égal alors qu'elle resplendit et ne cesse de surprendre sur un tempérament inégal.

Le tempérament de l'orgue de Seurre, très rare instrument du XVIIe siècle conservé (à 80%) en France, construit en 1699 par Julien Tribuot (collaborateur de Robert Clicquot à la chapelle de Versailles, 1710) et formidablement restauré en 1991 par Bernard Aubertin, dont les ateliers ne sont pas très loin (prieuré de Courtefontaine, Jura), est de type mésotonique, soit une inégalité affirmée… faisant sonner infiniment juste la musique de Titelouze ! Sur une mécanique d'une précision aussi redoutable que d'une ductilité véritablement source de vie, Ablitzer déploya des trésors d'inventivité et d'esprit à travers l'articulation, le phrasé, le souffle et l'art du chant, mettant à profit une projection instrumentale souple et « naturelle » dans une acoustique idéalement proportionnée : Titelouze est encore très proche de cette époque ayant vu la musique vocale passer progressivement au clavier, et cela s'entend – tout ici est chant polyphonique racé en constant renouvellement. Sur le plan de la couleur également, s'inspirant des conseils prodigués par le père Marin Mersenne avec lequel Titelouze fut en contact étroit, Ablitzer s'ingénia à restituer une palette profondément originale, inspirée du début XVIIe, s'interdisant nombre de mélanges certes typiquement français mais en réalité plus tardifs. Remontée du temps mais aussi voyage dans l'espace, celui d'une Europe culturellement plus unie qu'on ne l'imagine souvent – Titelouze vit le jour à Saint-Omer, alors possession espagnole : l'orgue de la péninsule ibérique (notamment ses jeux de fonds) est ici omniprésent, proche parent de l'orgue flamand, mais donc aussi français et même anglais d'alors – on sait combien les liens sont sensibles entre un Cabezón, un Bull, un Peter Cornet et donc aussi notre Titelouze.

Après ce premier concert, dans le cadre des XIIèmes Rencontres de Musique Ancienne de Seurre et en partenariat avec le Festival Musique et Mémoire, organisateur du concert suivant, la soirée de Luxeuil fut musicalement tout aussi stimulante et riche d'enseignement. Bien que d'origine plus ancienne (1617), le grand-orgue de Saint-Pierre de Luxeuil a subi maintes rénovations, pour le meilleur (Callinet) et pour le pire (pneumatisation de la traction, 1917), avant d'être restitué en tant qu'instrument baroque (tout en conservant les strates Callinet, 1841/1856) par Hartmann et Deloye (1974). L'orgue mériterait un grand relevage, cependant l'inégalité (sic) de son tempérament égal permit de le faire sonner presque à la manière ancienne, contournant involontairement la linéarité du tempéré, souvent fatale à cette musique… Malgré une traction des claviers assez dure, Ablitzer renouvela ses prodiges de la veille, car si l'instrument de Luxeuil n'a certes pas l'aura du magique Tribuot de Seurre, il n'en est pas moins haut en couleur quand un Ablitzer le revisite dans l'esprit de ses origines. Le spectacle était par ailleurs incomparable sur le plan visuel : La Colombina chantait, malheureusement, dans le dos des auditeurs tournés vers l'orgue à Seurre, tandis que les chanteurs étaient installés à Luxeuil en dessous du renversant ensemble en chêne que constituent les deux buffets de l'orgue et l'immense tribune galbée les soutenant (cul de lampe de type piédouche descendant jusqu'au dallage de la nef !), mis en valeur par un éclairage subtil et chaleureux.

La série L'orgue en scène du Festival Musique et Mémoire, dont faisait partie le concert de Luxeuil, permet de réentendre Jean-Charles Ablitzer le 27 juillet au temple Saint-Jean de Belfort (orgue nordique de Marc Garnier érigé en 1984 à l'initiative d'Ablitzer) dans un programme Hieronymus Praetorius : la musique « très » ancienne, à la différence d'un Bach, offre encore nombre de domaines quasi inexplorés (Ablitzer a récemment signé de remarquables enregistrements Michael Praetorius – de même qu'il vient de graver la Messe des Couvents de Couperin à Seurre, cf. son site). Ce concert de Belfort nous rappelle le rôle pivot joué par Ablitzer dans le projet (utopique ? – en tout cas fascinant et stimulant pour la recherche) de renaissance de l'orgue mythique David Beck (1596, 59 jeux !) du château de Gröningen, non loin de Halberstadt (Saxe-Anhalt) : l'orgue, décidément, instrument sans rival du voyage dans le temps et l'espace…

Michel Roubinet

Concerts de Jean-Charles Ablitzer et de l'ensemble La Colombina à Seurre et à Luxeuil-les-Bains, 16 & 17 juillet 2010

Enregistré par France Musique, le concert de Seurre sera diffusé le mardi 5 octobre à 22 h 30 dans le cadre de l'émission de Benjamin François Organo pleno

Sites Internet :

Jean-Charles Ablitzer
http://ablitzer.pagesperso-orange.fr/

La Colombina
http://www.musetmemoire.com/article.php?id=115

Rencontres de Musique Ancienne de Seurre
http://seurre.orgue.free.fr/2009.htm

Festival Musique et Mémoire
http://www.musetmemoire.com/article.php?id=5

L'Orgue en scène
http://www.musetmemoire.com/article.php?id=75

Pour la sauvergade de l'orgue David Beck de Gröningen
http://www.musetmemoire.com/article.php?id=73

Organo pleno / France Musique / programme de rentrée
http://sites.radiofrance.fr/francemusique/em/organo-pleno/avenir.php?e_i...

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Photo : DR
 

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