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Concert du centenaire de l’Ecole Normale-Alfred Cortot – Eloge de l’individualité – Compte-rendu
On n’a pas tous les jours 100 ans ! Foule des grands soirs rue Cardinet dimanche 13 octobre, et longue file d’attente pour accéder à la salle Cortot (1) : l’Ecole Normale de Musique refermait son week-end anniversaire par un concert au programme généreux (capté par Radio Classique, il sera diffusé le 16 novembre prochain) rassemblant une création mondiale d’Eric Tanguy et des mini-récitals des cinq lauréats du Prix Cortot, une distinction créée en 2014 et attribuée – par un jury international de très haut niveau – au lauréat premier nommé à l’unanimité du Diplôme Supérieur de Concertiste de piano, plus haute distinction délivrée par l’ENM.
L’hommage à Alfred Cortot, co-fondateur de l’Ecole Normale avec Auguste Mangeot (et membre d’un des plus fameux trios du XXe siècle aux côtés de Jacques Thibaud et Pablo Casals), ne pouvait aller sans musique de chambre.
Professeur de composition à l’ENM, Eric Tanguy a répondu à la commande de l’établissement en écrivant non pas un trio mais un Quintette avec piano dont la création mondiale a été confiée à Annick Roussin, Florin Szigeti, Pierre Lenert, Anssi Karttunen et David Lively (photo) – tous membres de l’équipe pédagogique de l’Ecole Normale (130 professeurs au total !).
Eric Tanguy © Vahan Madirossian
L’actualité est riche pour le compositeur français en cet automne. Peu après avoir signé une pièce pour le Concours de jeunes chefs d’orchestre de Besançon, Tanguy offre un nouvel exemple d’un art où la franchise d’un propos exempt de toute pédanterie, l’amour des timbres et l’idiomatisme de l’écriture font merveille. En trois parties enchaînées, ce Quintette « du Centenaire » séduit par l’intensité et la fluidité d’une conversation musicale pleine de relief, de plaisir et d’élan ; elle culmine dans un final extrêmement volubile au cours duquel le piano de Lively aura porté les quatre archets avec une virtuosité et un aplomb remarquables.
Jamais encore les titulaires du Prix Cortot n’avaient été réunis au cours d’un même concert ; cette première se justifiait pleinement dans le contexte du centenaire de l’ENM.
Prix Cortot 2019, Nour Ayadi ouvre le ban avec les Trois Mouvements de Petrouchka. D’emblée une conception très originale s’affirme : la jeune Marocaine se refuse à la virtuosité tape-à-l’œil à laquelle l’ouvrage offre si souvent prétexte. Petrouchka est un ballet – pas un char d’assaut ! – ; il le demeure à ses yeux dans la transcription que Stravinski réalisa pour Rubinstein. Avec un sens affûté du détail et du rythme, elle assume pleinement cette dimension chorégraphique et donne vie à chaque partie avec une palette sonore aussi diversifiée sur le plan de la dynamique que celui des timbres. Et l’oreille s’émerveille de la variété des plans sonores de Mouvements visuels et suggestifs à souhait ...
Exercice difficile que celui du mini-récital, qui exige de l’interprète de s’ « installer » au plus vite dans la musique. La prestation du Singapourien Ronald Noerjadi s’avère exemplaire de ce point de vue. Dès la première mesure du Ich ruf zu dir de Bach transcrit par Busoni, il est au cœur même de son sujet et embarque l’auditeur par la poésie d’un lyrisme en apesanteur. Widmung de Schumann/Liszt, tout à la fois vibrante et tendre avec sa ligne de chant bien timbrée, ne séduit pas moins par sa spontanéité et sa simplicité, avant que le pianiste n’attaque les Variations sur Carmen d’Horowitz. Point de grand bazar virtuose ici mais une pyrotechnie pleine de chic qui se déploie avec des couleurs très françaises. Conclusion pleine d’humour et parfaitement en situation avec le Clair de lune(-Happy Birthday !) de K. Zimerman.
(de g. à dr.) : Nour Ayadi, Ronald Noerjadi, Dimitri Malignan, Nariya Nogi et Lucas Debargue © ENM-Alfred Cortot
Français d’ascendance roumaine (il est le petit-fils du compositeur et chef Henry Malineanu), Dimitri Malignan (Prix Cortot en 2017, à seulement 19 ans) a réalisé tout son cursus à l’ENM auprès de Ludmila Berlinskaja ; c’est dire qu’il a été à la meilleure école pour la musique russe. Quatre Préludes de Rachmaninov (Op. 32 nos 10 et 8, Op.23 n° 7, Op. 32 n° 5) forment un programme qui donne la mesure de son art, par l’intensité déchirante quoique jamais emphatique que le jeune homme apporte au vaste Prélude en si mineur, la fluidité miroitante avec laquelle il emporte l’elliptique la mineur, le souffle glacé qu’il projette sur l’ut mineur, avant de terminer par un Prélude en sol majeur décanté et immatériel. Une quinzaine de minutes d’une noblesse, d’un simplicité et d’une poésie rares : bouleversant !
Premier dans la liste des Prix Cortot (celui de 2014), Nariya Nogi suit avec Chopin. Si l’on se laisse aisément séduire par fluidité et la souplesse belcantiste que le Japonais offre dans le Nocturne en ut dièse mineur op. posth., son Scherzo n° 3, pris dans un tempo un trop rapide (mais totalement assumé du point de vue digital) manque de soufre et d’arrière-plans et laisse quelque peu sur sa faim.
La conclusion du concert revient à Lucas Debargue : annoncé dans la Dante de Liszt, il entre en scène et décide à la dernière seconde de plutôt jouer la Ballade n° 2 du même. Pleine de chemins de traverse, l’interprétation proposée conçoit plus l’ouvrage comme une fantaisie qu’une ballade et abandonne un part de son souffle narratif en cours de route. L’option nous laisse plutôt réservé mais, comme depuis le début de la soirée, une vraie personnalité est à l’œuvre. Quoi de plus réjouissant dans les murs d’une école associée au nom d’un artiste qui envisageait l’interprétation dans une perspective résolument re-créatrice ?
L’ENM entame son deuxième siècle d’existence, avec une confiance qui doit énormément on le sait à l’action sa directrice depuis 2013, Françoise Noël-Marquis (secondée par une équipe de seulement quinze personnes !), et forte d’une histoire et d’atouts – l’indépendance en premier lieu – qu’un numéro spécial du magazine Beaux Arts (2), superbement illustré, résume on ne peut mieux. L’Ecole Normale de Musique, « une exception culturelle majeure »(3) ...
Alain Cochard
(1) Le centenaire de l’inauguration de la salle Cortot sera lui fêté en juin 2029
(2) Beaux Arts Editions, 118 p. ( avec un CD consacré aux grands interprète de l’Ecole : Corot, Thibaud, le Trio Cortot, Thibaud, Casals, Enescu, Tagliaferro, Lipatti, S. François, E. Heidsieck, Nadia Boulanger, Navarra, Munch)
(3) Pour reprendre la formule d’Henri Heugel, directeur de l’ENM de 1997 à 2012
Paris, Salle Cortot, 13 octobre 2019 (concert retransmis sur Radio Classique le 16 novembre 2019)
Photo © ENM-Alfred Cortot
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