Journal
Eden de Fábio Lopez, par la Compagnie Illicite à Bayonne – Beaux gestes - Compte-rendu
Il bouillonne, Fábio Lopez : de passions, d’idées, de quêtes, d’ambitions gestuelles et spectaculaires, et d’ambition tout court. Et qui en voudrait à ce jeune chorégraphe franco-portugais de tenir la dragée haute à ceux qui professent la mort de l’art néoclassique, dont il est un des modernes représentants. On l’a connu chez Thierry Malandain, à Ballet Biarritz, dont il fut l’un des beaux danseurs, vif et brillant, avant de voler de ses propres ailes, mu par un désir irrépressible de conter ses histoires, de tracer son chemin. Il y a cinq ans, donc, il créait sa petite compagnie, Illicite, et très vite se voyait soutenu par la ville de Bayonne, puis par les diverses instances régionales, outre la maison Repetto, qu’on ne présente plus.
Six danseurs permanents ont la lourde charge d’Eden, programme extrême conçu pour fêter ces premières cinq années : extrême car il se réfère à de terribles quêtes, de monstrueuses aventures puisées à la Divine Comédie. Sous ses dehors malins et avenants, Lopez est semble-t- il hanté par ces problématiques, et les sujets légers ne conviennent pas à sa jeunesse, qui a encore le courage de se poser les questions majeures, en sachant qu’elle ne les résoudra pas !
© Stéphane Bellocq
Tout est donc mise en question dans ces trois épisodes, sombrement, parfois hystériquement, de l’Enfer au Paradis, en passant par le Purgatoire, tableaux sinistres, notamment de ces damnés qui s’entredévorent ou se mangent eux-mêmes, moments de grâce où l’âme tente de cheminer en de souples mouvements d’envol, lourde tristesse de l’errance et de la faute, thèmes rentables gestuellement, que Lopez traite habilement, en multiples cambrés et portés, même si les questions soulevées paraissent inatteignables avec de simples gestes.
Les siens sont beaux, et l’on voit que s’il a incontestablement une personnalité créatrice qui doit encore se canaliser en tressant de plus près une histoire sans pour autant tomber dans la narration stricte, il a su tirer les fruits des bonnes leçons qu’il a apprises chez Malandain donc, chez Béjart aussi car il fut élève de Rudra-Lausanne, évocation d’un temps heureux où la danse dite encore classique parvenait à soulever de leurs sièges dix mille spectateurs qui jusque là ne savaient même pas ce qu’elle pouvait représenter. Certaine variation féminine n’est pas sans ramener aux invocations sauvages de l’héroïne du Sacre du printemps, notamment. Hasard peut-être, en tout cas heureux héritage.
© Stéphane Bellocq
Notable aussi, le sens musical du jeune chorégraphe qui a choisi de puiser aux sources les plus riches et les plus emblématiques : celle de son temps et de sa culture propre. Ainsi réentend-on un sublime Requiem composé vers 1818, aussi enterré que son propos, celui du portugais João Domingos Bontempo, avec des moments d’une grandeur épique et colorée qui ramènent à Haydn. Ainsi a-t-on le plaisir de retrouver ici deux pièces de Philippe Hersant réunies ici pour évoquer l’Enfer : profonde, ardente, dévorée d’angoisse, une vraie musique des ténèbres. On avait d’ailleurs déjà remarqué les années précédentes l’art de Lopez pour se concilier les talents des grands contemporains tels qu’Escaich pour Poil de Carotte et Mantovani dans Et si je buvais les étoiles. Quant à l’Eden final, il est porté par les rythmes inlassablement assénés du rocker russe Pavel Karmanov et surtout de Philip Glass : choix que l’on peut contester, car leur caractère obligé inquiète un peu sur notre devenir, à moins que ces menues modifications d’une immobilité quasi surnaturelle n’entraînent un calme propice au rachat des anges déchus, dont l’image poursuit le chorégraphe.
Goya, Doré, sur fond de rappel de Dante et de Saint-Augustin, cela vaut toujours mieux que Saint- Sulpice, même si la réalisation reste un peu en deçà de l’énorme ambition. Ce qui est le propos d’une quête ! Bref, Lopez ose braver les intempéries de la mode, et ses danseurs, intelligemment éclairés par Aïtz Amilibia et sobrement costumés par Marylin Boniface, sont superbes : violents, charnels, denses, avec des corps qui ne sont pas que des lignes, mais aussi des masses en mouvement. On suivra son chemin avec intérêt, lorsqu’il se sera un peu élagué, et aura résolu l’insoluble problème de savoir si le geste précède l’idée ou si c’est le contraire : grand enjeu du ballet lorsqu’il se veut à la fois grammaticalement classique et psychologiquement moderne. Vaste programme …
Jacqueline Thuilleux
Eden (chor. J. Lopez) - Bayonne, Théâtre Michel Portal, 8 février 2020 ; prochaine représentation à Meaux (Théâtre Luxembourg), le 6 mars 2020. www.theatre-meaux.fr
Site de la Compagnie Illicite : www.compagnie-illicite.com
Photo © Stéphane Bellocq
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