Eugène Onéguine a inspiré ces derniers temps des propositions dramaturgiques radicales : j’ai encore dans l’œil la production de Dmitri Tcherniakov centrant tout autour de Madame Larine ou celle de Stefan Hereim qui faisait écrire la lettre de Tatiana par Onéguine lui-même. 

L’opéra de Tchaïkovski comme la nouvelle de Pouchkine sont lapidaires et comme tels laissent la porte ouverte à des interprétations variées. Alain Garichot n’élucubre pas, et prend texte et musique au pied de la lettre, sans pourtant le prosaïsme qui rendait à L’Opéra de Lyon le geste de Peter Stein immédiatement caduque : la poésie du jardin de Madame Larine, le grand astre et les danseurs à masque qui remplissent le vide du Palais Grémine, font des images fortes et absolument dans l’esprit des auteurs.

Et Alain Garichot délivre une lecture subtile, où les caractères sont toujours ambivalents, tournant le dos à la caricature d’un Onéguine cynique où d’une Tatiana oie blanche. Le temps, simplement désaccordé entre les parcours amoureux des personnages,  fait de la scène finale non pas la revanche de Tatiana mais le constat amer d’une passion morte née. Avec cela, quelques touches subtiles : Filipviena a tout compris de ces destins malheureux en une discrète scène de céromancie, chez Grémine, Onéguine voit le fantôme de Lenski. Il n’en faut pas plus pour donner au spectacle des arrière-plans subtils et animer une action et une réflexion sur la complexité psychologique des personnages brossés par Pouchkine.
Evidemment, tout cela se plie dans la musique de Tchaïkovski avec un naturel parfait, d’autant que l’Orchestre des Pays de la Loire, métamorphosé par la direction éloquente de Lukasz Borowicz, respire et sonne avec une ampleur et des couleurs qu’on lui trouve pour la première fois.

© Jeff Rabillon

La distribution porte le spectacle avec un naturel confondant et des moyens idéaux : bravo à la Tatiana de Gelena Gaskarova, finement jouée, splendidement chantée. En troupe à l’Opéra de Saint-Pétersbourg, cette grand voix excède le soprano lyrique habituellement dévolu au rôle, et c’est tant mieux : la scène de la lettre prend toute son ampleur tragique, la confrontation finale se pare d’un luxe de nuance,  vocales et psychologiques, qui montre à quel point une grande voix apporte une dimension supplémentaire au personnage.

© Jeff Rabillon

Son Onéguine de haute tenue – voix sombre, mots un peu trop précis, ligne vocale parfaite – est une sacrée surprise. Je ne savais rien de Charles Rice, je le suivrais désormais de près. Mais l’autre révélation de la soirée reste le Lenski de Suren Maksutov, un artiste, un vrai, poète jusqu’au bout de ses aigus de grâce filés, intemporels. Oser ainsi l’air du duel « pianississimo » est simplement magique. Jolie Olga selon Claudia Huckle – on l’aimerait un peu plus mutine – parfait Triquet d’Eric Vignau, qui fait son second couplet piano,  avec un art du chant confondant, Madame Larina très finement campée et chantée par Diana Montague, Grémine somptueux de ligne et d’abysse d’Oleg Tsibulko, qui en a les graves et la stature athlétique. Et quel plaisir de retrouver Stefania Toczyska pour une nourrice inquiète : dès l’arrivée d’Onéguine elle a tout compris. Spectacle exemplaire où chacun porte sa part du drame avec une élégance mêlée de pudeur. La direction subtile du metteur en scène et celle du chef d’orchestre, parfaitement appariées, n’y sont pas pour peu.
Jean-Charles Hoffelé
 
Tchaïkovski : Eugène Onéguine - Nantes, Théâtre Graslin, 19 mai, prochaines représentations, 21, 24, 26, 28 mai (Nantes), 14 , 16 juin (Angers) 2015 / www.angers-nantes-opera.com
 
Photo © Jeff Rabillon