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Hamlet selon Krzysztof Warlikowski à l’Opéra Bastille – La nef du fou – Compte-rendu
Parce qu’Hamlet ne s’est jamais remis de la mort de son père, de la trahison de sa mère et de son incapacité à aimer celle qui lui était désignée pour épouse, Ophélie, Krzysztof Warlikowski est parti du principe que celui-ci était devenu fou. C’est donc entre les murs d’un hôpital psychiatrique que le spectacle présenté à l’Opéra Bastille se déroule. Le jeune Hamlet, qui a pris le l’âge et des kilos, erre dans une vaste salle à la fois cage et prison, aux côtés de sa mère grabataire, dont la chaise roulante est placée devant un écran de télévision qui diffuse le film de Robert Bresson Les dames du Bois de Boulogne (on sait combien Warlikowski aime le 7ème art depuis Allemagne année zéro dans Parsifal ou La belle et la bête dans Le château de Barbe-Bleue), tandis que le personnel soignant surveille discrètement les patients. Hamlet qui n’a jamais cessé de ressasser son passé depuis son internement, va revivre sous nos yeux son histoire et convoquer ses proches pour réaliser une séance de spiritisme pendant laquelle les fantômes vont envahir sa pensée et l’espace.
© Bernd Uhlig - OnP
Ce procédé permet ainsi au metteur en scène polonais d’évacuer tout réalisme au profit d’une évocation fantasmée par le personnage principal qui, en raison de son aliénation mentale, peut mélanger comme il le souhaite la véracité des événements survenu vingt ans plus tôt. Car une fois le premier acte terminé, marqué par plusieurs « visites » de son entourage (Ophélie, Laërte, Claudius réunis autour d’une table pour jouer aux cartes), le second nous ramène vingt ans auparavant, la folie d’Hamlet lui permettant de remonter le temps et de se souvenir de ses traumas anciens. L’asile devient de cette façon plateau de théâtre sur lequel le héros rejoue sa vie et dialogue indifféremment avec sa fiancée, sa mère, ou son oncle, revoit la cour d’Elseneur sans oublier son père, dont les apparitions en clown blanc le tétanisent tout en le rassurant.
L’immense « cage-prison » dans laquelle il est enfermé, réchauffée par de subtils jeux de lumière (Felice Ross), des rideaux de couleur, des parois transparentes ou des panneaux sur lesquels défilent des images de son père et des extraits du film de Bresson, accompagnent cet étrange et délirant voyage intérieur. Directeur d’acteur intraitable, Warlikowski veille à ce que ce dédale mental soit à la fois puissant, novateur et pertinent d’un point de vue dramatique. La scène de la pantomime où Hamlet fait représenter par ses frères et sœurs de cellule l’assassinat du Roi Gonzague devant sa mère et son beau-père, est à cet égard une réussite, à la différence du ballet, heureusement non donné dans son intégralité, traité avec désintérêt, qui plombe le début du 5ème acte.
© Bernd Uhlig - OnP
Visuellement et théâtralement riche, la première parte est supérieure à la seconde (acte 4 et 5) où le metteur en scène ne sait plus comment traiter la folie d’Ophélie, présentée ici comme un « numéro » et qui par conséquent perd toute sa profondeur expressive. Il faut donc attendre la toute fin pour retrouver le patient Hamlet, en clown noir, à la pathologie lourde, pour comprendre à l’issue de cette éprouvante séance de spiritisme, qu’il a vengé son père en tuant son oncle, qu’Ophélie est morte (ce n’est pourtant pas son corps qu’enterrent les fossoyeurs !), que sa mère clouée sur sa chaise roulante est devenue folle (autre variation autour du cloître) comme lui et qu’il n’a jamais régné sur le royaume du Danemark comme cela était attendu. Warlikowski qui avait transposé pour ses débuts lyriques à l’Opéra de Paris en 2006 Iphigénie en Tauride dans une maison de retraite, prouve avec cet Hamlet brillamment revisité qu’il demeure un artiste de tout premier ordre, fidèle à ses idées, à ses obsessions et que l’on continue d’apprécier pour toutes ces raisons.
Moins cérébral et torturé, mais plus mur et chargé d’expériences, que le magnifique Stéphane Degout, applaudi à deux reprises à l’Opéra-Comique dans le même rôle dirigé par Cyril Teste, Ludovic Tézier revient après vingt ans d’absence à ce personnage dans lequel il excelle aujourd’hui. Il semble avoir laissé tranquillement infuser cette partition tant sa voix s’y love avec une incomparable plénitude. Le soin apporté au texte d’une clarté sidérante, la maîtrise absolue du style et la grandeur de la performance vocale, laissent l’auditeur émerveillé devant tant de splendeurs réunies. Le comédien que l’on avait salué dans le Don Carlos du même Warlikovski sur cette scène en 2017, révèle ici toutes les facettes de cet Hamlet aliéné à la mémoire défectueuse, dont la réminiscence des souvenirs lui permet de revivre en flash-back sa vie d’autrefois.
© Elisa Haberer - OnP
Avec son carré blond, ses airs un peu gauches et son filet garni d’oranges, Lisette Oropesa est une Ophélie qui oscille entre la Giulietta Massina des Nuits de Cabiria et la Catherine Deneuve de Répulsion (pour la scène de folie jouée en déshabillé). La voix souple et étendue au beau medium fruité est plus adaptée à ce registre que celle d’une colorature comme Sabine Devieilhe au Comique, mais quel dommage de la voir transformer « Ah vos jeux mes amis » en numéro extérieur et sans âme, pour des raisons scéniques, quand justement cet air de bravoure pathétique et déchirant en est la raison d’être.
© Elisa Haberer - OnP
Eve-Marie Hubeaux n’a pas l’ambitus démesuré de Sylvie Brunet, sans rivale dans le rôle de Gertrude, mais la mezzo suisse ne manque ni de panache, ni de présence surtout face à son fils accusateur qui manque de la tuer à la fin du 3ème acte. Le timbre à la profondeur abyssale de Jean Teitgen convient idéalement au profil de Claudius, alors que l’instrument de Julien Behr plus sûr qu’à Favart en 2018 manque tout de même un peu de largeur dans celui de Laërte. Clive Bayley entendu récemment dans Peter Grimes à Garnier est remarquable en Spectre du Roi défunt, Frédéric Caton (Horatio), Julien Henric (Marcellus) et Philippe Rouillon (Polonius) secondés par les chœurs de l’Opéra s’insérant au dispositif scénique sans difficulté.
Pierre Dumoussaud © N. Colmez
Nous n’en voudrons pas à Pierre Dumoussaud, remplaçant de Thomas Engelbrock blessé, de ne pas avoir atteint les plus hautes sphères touchées par Louis Langrée au Comique en 2018. L’osmose entre la salle et la fosse, l’harmonie entre les couleurs vocales et instrumentales sont là, mais il manque à cette lecture une dimension inquiétante et surnaturelle que seule une plus grande fréquentation de cette partition apportera à ce chef à l’avenir prometteur.
François Lesueur
Retransmission en direct sur Arte concert le 30 mars 2023
Photo © Bernd Uhlig - OnP
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