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Helikopter/Licht par le Ballet Preljocaj au Théâtre de la Ville – Stupéfiante mécanique ondulatoire – Compte rendu

 

« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », écrivait Pascal. Heureusement, Karlheinz Stockhausen est venu pour les faire parler, et très fort, avec son tonitruant Helikopter. A l’entrée de la grotte électronique que devient pour l’heure le Théâtre de la Ville, en accueillant le Ballet Preljocaj, un avertissement concernant « les effets stroboscopiques et le degré élevé de l’intensité sonore pour le spectacle à venir », prévient le public, d’ailleurs conquis d’avance, car Angelin Preljocaj est une des rares stars de la danse dont le statut soit mérité et pas seulement par un effet de mode.

 

Helikopter © Ballet Preljocaj

 
Une démarche hors normes
 
On ne reviendra pas sur le combat de la musique concrète, sorti de l’actualité car la musique électronique, son héritière, s’est imposée partout. Bref, on a le droit de préférer la mandoline ! Mais la rencontre, datée de 2001, entre le musicien allemand  et le chorégraphe du Pavillon noir aixois, n’est pas que provocante : elle peut séduire. Un moment d’échange entre les deux hommes, filmé  à l’époque de la création du ballet, est d’ailleurs projeté entre les deux séquences dansées, et elle captive par ce que l’on perçoit de la folle quête sonore du compositeur, tout droit sorti d’un Kubrick, avec ses airs de gentil gourou allumé.
 Une démarche hors normes pour Preljocaj, chorégraphe polymorphe qui a toujours aimé les défis et sait si bien les relever. Pas de revendication, ouf, mais du mouvement, et beaucoup, intimement mêlé au son des quatre hélicoptères sur lequel se détachent les coups d’archet du quatuor Arditi, sur bande évidemment. Il y a un quart de siècle, Preljocaj se lança dans cette démarche inouïe avec une intense excitation, affirmant que l’impossible n’était pas possible, et l’œuvre créa quelques remous, car le mariage de la gestique et la lumière, signée Patrick Riou, y est impressionnant.

 

Helikopter © Ballet Preljocaj

 
Frénésie glacée
 
Voici donc des corps lancés dans un tourbillon,  parcelles d’un tout indéfini, portés par une sorte de coulée vibrionnante qui les fait voltiger et se croiser sans arrêt, comme des bruissements visuels. Véritables éoliennes, propulsés par une inlassable énergie, ils ne se touchent presque jamais, évoluant sur des portées qui se voudraient en harmonie (si l’on ose dire) avec les mouvements planétaires. Nouveaux derviches, les danseurs sont prodigieux, et on se demande surtout comment ils parviennent à mémoriser les étapes de cette frénésie glacée, qui n’a rien d’une transe.

 

Licht © Yang Wang

 
Tension douloureuse puis rayonnante
 
Puis vient Licht (photo) donné en création mondiale et qui prouve que Preljocaj, non seulement n’a pas perdu de son intensité et de son imagination, mais les a encore affûtées. Au passage, bien que la pièce soit sur une musique de l’électronicien Laurent Garnier, l’un de ses complices, on évoquera encore Stockhausen, dont le cycle opératique, également nommé Licht, basé sur les sept journées de la semaine, n’est guère joué dans sa totalité car il dure… 29 heures : plus que le Mahâbhârata de Peter Brook, plus que la Tétralogie wagnérienne (Helikopter est d’ailleurs tiré d’une de ces journées : Mittwoch aus Licht) !
Pensé par Preljocaj, qui a touché à tant de genres, Licht est un moment de danse au-delà du pur, aussi émouvant par sa tension d’abord douloureuse puis rayonnante, que fascinant par la virtuosité de corps ondoyants comme des algues, perdus, éperdus. Ils se croisent, se décroisent et se démultiplient alors qu’ils ne sont que douze. Duos à la fois violents et fins, rencontres et fuites, puis, après cette longue errance, une séquence finale qui coupe le souffle, lorsque les danseurs touchent terre, forment une sorte de tapis roulant, se bercent et s’entrelacent, et que tout se calme, tandis que de superbes effets lumineux signés Eric Soyer et vidéo par Nicolas Clauss accompagnent leur réunion finale.
 
Un chef-d’œuvre de la danse contemporaine
 
Enfin debout, apaisés, main dans la main, ils avancent vers nous, créant un lien de rencontre. Et on admire, une fois encore, le talent de Preljocaj qui sait émouvoir avec ce qui semble abstrait. Une marque unique, une patte qui creuse loin. Portée par de magnifiques danseurs qui ont trouvé leur maître, Licht devrait rester comme un chef-d’œuvre de la danse contemporaine, qui n’en compte pas beaucoup. On a le droit d’avoir mis des bouchons d’oreille, mais sûrement pas des lunettes noires !
 
Jacqueline Thuilleux
 

> Les prochains concerts de musique contemporaine <

Helikopter / Licht (création) – Paris, Théâtre de la Ville, le 10 avril 2025 ; jusqu’au 3 mai 2025 // www.theatredelaville-paris.com/fr/spectacles/saison-24-25/danse/angelin-preljocaj-helikopter
 
Photo © Yang Wang

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