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Jubilé de Jean Guillou - l'« hommage intégral » de Zuzana Ferjenčíková - Compte-rendu
Pour célébrer les cinquante ans de titulariat de Jean Guillou à Saint-Eustache, l'organiste slovaque et compositrice Zuzana Ferjenčíková (photo), disciple de Guillou dans la mouvance des fameuses master classes de Zurich et interprète régulière de son œuvre, propose en sept concerts, aux claviers de Saint-Eustache, un hommage d'une ampleur pour le moins exceptionnelle : l'intégrale de l'œuvre pour orgue seul de Jean Guillou (sans Alice au pays de l'orgue, op. 53, 1998, pour orgue seul mais avec récitant). Chaque concert permet également d'entendre les transcriptions pour orgue publiées par Guillou au fil du temps – toutes sauf L'Offrande musicale de Bach et un Concerto en ré majeur de Vivaldi, ou encore les fameux Trois Mouvements de Petrouchka de Stravinski repensés pour piano en 1921 à l'intention d'Arthur Rubinstein, transcrits mais apparemment non publiés par Guillou bien qu'aussitôt enregistrés pour Dorian à la Tonhalle de Zurich. Soit l'occasion presque unique de (re)découvrir une œuvre considérable (et toujours en devenir : ses dernières créations en date sont Hymnus op. 72 de 2008 et Regard op. 77 de 2011), sans oublier que l'orgue, instrument de prédilection de Guillou, n'est qu'un aspect d'une œuvre également tournée vers l'orchestre, la musique de chambre, la voix et naturellement le piano, son autre instrument – de la sonate au concerto. Inauguré le 18 avril, ce cycle se refermera le 29 octobre avec Les Tableaux d'une exposition de Moussorgski, transcription de 1988 que Guillou enregistra sur le même CD que les Stravinski.
Dans les transcriptions de Jean Guillou, Franz Liszt occupe une place de choix : le lien avec Zuzana Ferjenčíková ne pouvait être plus naturel puisqu'elle est présidente – Jean Guillou en est le président d'honneur – de la Wiener Franz Liszt-Gesellschaft (Société Franz Liszt de Vienne – où elle-même est titulaire des orgues Mathis de la Schottenkirche, église de l'abbaye bénédictine Notre-Dame des Écossais). Le troisième concert, le 4 juin, débutait précisément avec Liszt transcrit par Guillou : Valse oubliée n°1, volontiers jouée en bis. Entrée en matière pleine de lyrisme, de nostalgie, d'étrangeté et même, un bref instant, de puissance, avant de replonger dans le rêve. Pour chaque concert, Zuzana Ferjenčíková a fait le choix de varier les époques de composition des œuvres. Ainsi enchaîna-t-elle sur l'Impromptu pour pédalier seul op. 42 (1985), page des plus virtuoses mais avant tout soucieuse de faire oublier la prouesse technique (traits vertigineux, glissandos, jusqu'à quatre notes simultanément…) et que seuls les pieds sont en action, telle cette section sur des jeux aigus ôtant toute pesanteur, loin de l'image de la basse profonde soutenant l'orgue tout entier.
Deux œuvres d'envergure s'ensuivirent. La Sinfonietta op. 4 (1958), dont l'idée mélodique et rythmique initiale hante aisément la mémoire tant son profil, admirablement trouvé, marque l'esprit. Œuvre d'un musicien même pas trentenaire, elle préfigure toute l'esthétique de Guillou telle qu'elle n'a cessé de se développer par la suite : une œuvre intensément personnelle, exigeante et d'une vive invention, et cependant réellement accessible pour l'auditeur (pas pour l'organiste amateur !) : une porte d'entrée idéale pour connaître l'œuvre de Jean Guillou. L'autre pièce d'envergure était la très singulière Suite pour Rameau op. 36, vaste cycle de neuf pièces daté de 1979, destinée aux commémorations du tricentenaire Rameau (1983) et révisée en 1994. Certes plus difficile d'accès et déroutante que la Sinfonietta, mais non moins fascinante, jusqu'à ce piquant contraste entre une modernité de chaque instant et la pure manière XVIIIe siècle de l'avant-dernière page, « réalisation de ce qui est nommé le Devoir de l'élève dans le Traité d'harmonie de Diderot » (Vincent Crosnier) ! Dans ces deux monuments, l'approche de Zuzana Ferjenčíková, d'une économie gestuelle étonnamment proche de celle de Guillou lui-même, s'est imposée par une musicalité sous-tendue d'une concentration et d'une sobriété extrêmes, disséquant avec une distance et une maîtrise exemplaires des textes d'une redoutable complexité, à aucun moment l'interprète ne semblant essayer d'imprimer sa marque à l'œuvre. Le texte, le texte seul, dans toute sa richesse de textures et de timbres, son énergie musicale et son impact instrumental, sans valeur ajoutée revendiquée de l'interprète – en toute fidélité.
Chamade ! op. 41 (1984) refermait la partie consacrée à Jean Guillou, page d'apparat, bien que concise, destinée à faire resplendir ce type de jeux d'anches, dialoguant avec le reste de l'orgue ou le couronnant, sonore transition vers le monument de conclusion : la Fantaisie et Fugue sur le nom de Bach de Liszt. À savoir la version « syncrétique » réalisée par Jean Guillou en associant le meilleur de la version pour orgue originale (1855, révisée en 1869-1870) et de la réécriture pour piano (1870). Lisztienne accomplie, le compositeur hongrois occupant une place de choix dans sa discographie, Zuzana Ferjenčíková fit naturellement forte impression – la technique est phénoménale – mais sans emporter l'adhésion. Devant cet insigne chef-d'œuvre, une telle rapidité – on n'ose dire précipitation, car le tempo, frénétique, est rigoureusement tenu –, impassible et clinique, déconstruit et annihile la ferveur lisztienne, bien que le choix, si c'en est un, doive être respecté. L'œuvre organo-pianistique y est abordée avec toute la rigueur que certains attachent à l'instrument à tuyaux, privant l'interprétation, et donc l'auditeur, de l'un des ferments de la musique romantique, ici également d'essence symphonique : l'affirmation, mêlant embrasement passionnel et métaphysique, de l'individu, du héros romantique dans sa démesure, en même temps que le dépassement de soi au service d'une œuvre qui est elle-même un hommage au plus grand, Bach.
On se souvient de la Sonate en si mineur pour piano de Liszt jouée au Festival 2009 de Saint-Eustache par Bernhard Haas, dans sa propre transcription (cf. Actualité du 28 mai 2009) : jouée strictement en organiste, et d'ailleurs en tant que telle captivante et convaincante à défaut d'être chaleureusement enthousiasmante ; puis la même transcription, plus récemment et lors d'une audition dominicale à l'église des Halles, par Jean-Baptiste Monnot – qui joue l'œuvre aussi naturellement au piano qu'à l'orgue, en organiste pianiste, cette fois avec ce qu'il faut de mobilité pianistique (et de romantisme, même revisité par les modernes) dans l'approche organistique : l'intense flamme lisztienne y trouvait merveilleusement son compte. Ce qui ne fut pas le cas du B.A.C.H. par Zuzana Ferjenčíková, malgré son engagement instrumental et son extrême rigueur musicale, ou à cause de cela – sans faire oublier la grandeur d'un récital et d'une entreprise de haute volée.
Le Festival 2013 de Saint-Eustache se poursuivra le 4 juillet avec le quatrième concert de cette intégrale Guillou de Zuzana Ferjenčíková. Au programme, notamment : La Chapelle des Abîmes op. 26 (1971, d'après Au château d'Argol, roman de Julien Gracq), l'une des œuvres les plus envoûtantes du compositeur, et les Scènes d'enfants op. 28 (1974), Prokofiev transcrit par Guillou devant refermer la soirée avec la Marche de l'opéra L'amour des trois oranges.
Michel Roubinet
Paris, Saint-Eustache, 4 juin 2013
Prochain concert de l'intégrale Guillou : jeudi 4 juillet à 20 h 30
Sites Internet :
Jean Guillou
http://www.jean-guillou.org/index.html
http://www.orgue-saint-eustache.com/Guillou.htm
Argos – 24ème Festival de Saint-Eustache – Jubilé Jean Guillou
http://www.orgue-saint-eustache.com/Festival.htm
Jean Guillou et la Wiener Franz Liszt Gesellschaft
http://www.wiener-franz-liszt-gesellschaft.at/ehrenmitglieder.html
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Photo : DR
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