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La Chronique de Jacques Doucelin - Le monde lyrique menacé de schizophrénie

Ca n’est pas d’aujourd’hui que le torchon brûle entre l’œil et l’oreille à l’Opéra. Voilà plus d’une génération que metteurs en scène et chefs d’orchestre se disputent le pouvoir. Certains maestros ont même déclaré forfait dès avant leur retraite. C’est ainsi que des pointures comme Giulini après son Rigoletto de Florence, ou Sawallisch après avoir porté l’Opéra de Munich sur les sommets, ont affirmé haut et fort qu’ils ne dirigeraient plus d’opéra qu’en concert, seule façon pour eux d’échapper à la tyrannie des théâtreux. Ils ont tenu parole.

Etaient-ils mauvais perdants ? Car après avoir pris le pouvoir à l’Opéra en combattant avec énergie les caprices des chanteurs et autres divas au début du XX è siècle sous le règne incontesté des Toscanini, Furtwängler, Kleiber père et fils, Boehm ou Karajan, les grandes baguettes ont vu leur toute puissance battue en brèche à son tour depuis un bon quart de siècle par de nouveaux venus du théâtre parlé et du cinéma. Au point qu’on dit aujourd’hui : Les Noces ou le Cosi de Strehler, le Ring de Chéreau comme on dit pour le disque Le Don Giovanni de Giulini.

Si les compositeurs, et pour cause, restent les spectateurs muets d’un affrontement parfois violent, le public, lui, est moins passif. Depuis peu, on voit même son exaspération monter. Les habitués des théâtres lyriques parisiens ont remarqué que cette vindicte relevait parfois du réflexe de Pavlov : dès que le metteur en scène vient saluer, quel qu’il soit et quoi qu’il ait commis, il se fait systématiquement emboîté : chat échaudé craint l’eau froide et la moindre hardiesse - il en faut aussi pour faire bouger les choses - est considérée comme un crime. Le musicologue Philippe Beaussant, merveilleux biographe de Lully, en a même pris prétexte pour un alerte pamphlet intitulé La Malscène (1) où il fait chorus pour mieux fustiger la malbouffe lyrique. Mais le genre l’entraîne un peu loin. Aux limites de la mauvaise foi quand il réclame que les metteurs en scène de théâtre s’intéressant au répertoire baroque fassent le même aggiornamento, entendez retour aux origines, que leurs homologues musiciens baptisés baroqueux depuis trois décennies.

Combien d’interminables opéras serias ne doivent leur salut scénique qu’à la démarche hardie d’un scénographe imaginatif ? Citons la géniale Sémélée installée à Buckingham Palace par Robert Carsen avec la complicité de Bill Christie au Festival d’Aix, à la fin de l’ère Erlo, ou l’Agrippine du même Haendel transposée de l’Empire romain à nos jours par les soins d’un McVicar d’une rigueur absolue au Théâtre des Champs-Elysées : irrésistible ! Mais pour quelques actualisations réussies, combien d’échecs parce que ni l’ouvrage ni l’action ne s’y prêtent. Quelques succès ne donnent pas tous les droits aux metteurs en scène qui devraient avoir la modestie de reconnaître que l’opéra ne les a pas attendus pour exister. Le metteur en scène est une invention récente lorsque les théâtreux furent invités, après la seconde guerre mondiale seulement, à dépoussiérer la routine des vieilles maisons d’opéra.

A paru dans le numéro de février de la revue Magazine Opéra, la réponse à Beaussant des deux responsables de l’Opéra français de New York, Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeil. Ces deux fringants quadra tentent de faire entendre une voix raisonnable. Ils pointent pourtant un bout d’oreille théâtreuse dans le passage suivant: « Le metteur en scène n’est jamais seul dans la prise de décision, protestent-ils. Ses choix artistiques sont constamment débattus avec l’équipe de production (décorateur, costumier, éclairagiste) et ils dépendent très largement des contraintes financières et techniques du théâtre. »

Mais quid du chef d’orchestre ? Ne ferait-il plus partie de l’équipe de production ? Et n’a-t-il pas la très délicate responsabilité de veiller par le choix des tempi à l’exécution la plus exacte possible des volontés du compositeur ? A moins que le rêve des ces messieurs du théâtre soit de faire comme avec la bande-son des films en recourant au play-back… Quelque part, ce serait plus franc. Car nous en sommes arrivés à l’élimination pure et simple du chef à en juger par certaines dérives récentes qui ont provoqué un scandale à la première du nouveau Don Giovanni au Palais Garnier, jour même de l’anniversaire du malheureux Mozart : lui qui était si sourcilleux sur la théâtralité de ses œuvres, se serait retourné dans sa tombe s’il en avait une ! Son compatriote le cinéaste Michaël Haneke, pour son premier essai lyrique - fallait-il que ce soit sur une scène internationale ? - a voulu montrer ce qu’il savait faire en matière de direction d’acteurs : il en est virtuose et beaucoup de scènes sont admirablement fouillées.

Le seul problème qui a échappé au tout Paris bobo qui délire devant les hardiesses d’Haneke - c’est son rôle ! - c’est que ce dernier se croit au cinéma et qu’il s’arrête entre chaque plan alors que Mozart enchaîne tout dans un tourbillon effréné: Haneke fait de la mosaïque quand Mozart peint à fresque sans s’interrompre pour que l’enduit n’ait pas le temps de sécher : ils se croisent dans les récitatifs, mais ne se rencontrent jamais. Et le chef, me direz-vous ? Sylvain Cambreling préfère suivre le cinéaste plutôt que le compositeur alors qu’il aurait pu sauver les meubles : il n’essaie même pas. On n’est jamais obligé d’être complice d’une sottise. Pour ne pas dire plus. Mais que voulez-vous, Don Juan embrasse Leporello sur la bouche à la fin de l’air du champagne : le Paris des snobs se pâme. Rideau !

Jacques Doucelin

1) Fayard

Lire les précédentes Chroniques de Jacques Doucelin :
- A nouvelle année, nouveaux visages
- Couacs dans l’année Mozart !
- Enfin un auditorium à Paris !

Photo : DR
 

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