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La Chronique de Jacques Doucelin : Lénine, Staline et la musique à la Cité de la musique, ou comment l’art a-t-il pu survivre à plus d’un demi-siècle de dictature ?
Après « Le Troisième Reich et la musique » en 2004, le musicologue Pascal Huynh se penche cette fois, dans le cadre de l’année France-Russie, avec l’exposition au Musée de la musique « Lénine, Staline et la musique » sur le sort des musiciens soviétiques sous la dictature communiste, de 1917 à la mort du « petit père des peuples » en mars 1953. Plus ramassé sur une période de douze années (1933-1945) le règne d’Adolf Hitler n’est pas moins violent, mais il ne connaît pas de variation dans ses options esthétiques caractérisées dès l’origine par la détestation et l’éradication de « l’art dégénéré » hérité de la République de Weimar. C’est donc une chape de plomb qui pétrifie toute vie intellectuelle après l’exubérance qui avait suivi la grande boucherie de 14-18.
A l’inverse, les débuts de la Révolution d’octobre ont pu apparaître à certains jeunes créateurs russes comme une libération du joug tsariste et de la contrainte de la censure. Et de fait, les premières années virent, en parallèle à ce qui se passait alors sous la République de Weimar en Allemagne, une explosion de modernisme et d’audace dans tous les domaines de l’art au point qu’on a pu se demander si l’URSS n’allait pas reprendre le flambeau de la modernité née à Vienne et à Weimar… C’est ainsi que Wozzeck d’Alban Berg y fut donné deux ans après sa création en 1925. Ce fut au début, sous le signe du futurisme qui dit bien ce qu’il veut dire, un bouillonnement de metteurs en scène audacieux, de cinéastes engagés, de peintres novateurs où se côtoient Eisenstein, Meyerhold, Chagall, Malevitch et les musiciens russes du début du XXe siècle de Lourié à Roslavets en passant par Mossolov.
C’est ce que montre parfaitement la première partie de l’exposition d’une incroyable richesse de documents sonores et visuels comme ces pittoresques extraits filmés de concerts dirigés par Koussewitzky et Leopold Stokowski avant leur exil américain. Comment tant de trésors ont-ils pu survivre à tant de drames ? Même en enfer, il y a de bonnes fées qui désobéissent…Un portrait du grand Boris Godounov, alias Feodor Chaliapine, détonne presque en appareil bourgeois (air avantageux, manteau de fourrure, bague au doigt, plus proche de son ami Diaghilev que d’un paysan kolkhozien !) Mais déjà à côté de mises en scène avant-gardistes, on découvre d’impressionnants spectacles destinés au peuple en plein air, comme au plus beau temps de la Révolution française et du culte de l’Etre suprême, et d’autres baptisés « Mystères » rappelant ceux du moyen âge en lien avec la religion…
Car le grand tournant est proche : c’est 1929-30, non pas à cause du premier crack bancaire à Vienne ou du départ de Trotski du paradis communiste, mais parce qu’avec le changement de l’encadrement la politique culturelle s’infléchit en URSS au bénéfice du fameux réalisme socialiste et au détriment de la modernité et de l’audace. Tout cela est très bien matérialisé dans le parcours de l’exposition : on change même d’étage, quittant celui des débuts prometteurs pour celui des lendemains qui déchantent… Ce découpage a une incontestable vertu pédagogique, mais ne parvient toutefois pas à rendre compte de certains détails. Par exemple, la liberté de voyager à l’étranger accordée, au tout début des années 20, à de jeunes artistes géniaux pour qu’ils aillent montrer en Occident ce que produisait la révolution russe.
Lénine est ainsi personnellement intervenu pour envoyer en mission Milstein et Horowitz : ils ne rentreront pas au bercail ; Rachmaninov non plus. Prokofiev parti pour Paris, témoigna pour sa part d’une prudence de sioux, négociant sa liberté de voyager… Il le put, en effet… mais à condition de laisser derrière lui sa famille en otage jusqu’à ce qu’en 1948 la vengeance des médiocres sous la houlette du sinistre Tikhon Khrenikov, ne le brise moralement et musicalement l’emmurant dans le silence de sa datcha. Après l’accueil triomphal fait à son premier opéra Le Nez, le jeune Chostakovitch se croit un peu tout permis, pensant que tout va continuer à être possible, et se lance tête baissée dans sa Lady Macbeth du district de Mzensk… mais le couperet tombe : en dépit d’un vrai succès de public, il lui faut abjurer la confession moderniste qualifiée de « bourgeoise » ! Le voilà piégé comme pas mal d’autres, interprètes ou compositeurs, poètes ou cinéastes.
Ce que n’a pu montrer l’exposition, c’est certaines inégalités de traitement totalement incompréhensibles : pour un David Oïstrakh – sans doute le plus grand violoniste russe du XXe siècle – terriblement angoissé, redoutant d’être arrêté chaque nuit, la pianiste atypique Maria Yudina peut se tenir, elle, informée de toutes les innovations de la création musicale contemporaine hors de l’URSS (elle a même entretenu une correspondance avec Pierre Boulez !) Parfois il est vrai, en pleine nuit, le Kremlin l’appelait au téléphone pour qu’elle enregistre un concerto de Mozart pour le Petit père des peuples : sadisme, signe d’amitié ou tentative de compromission ? Allez donc savoir avec un fou, froid calculateur et ordonnateur des grandes purges que l’on sait…
Comme tous les régimes dictatoriaux, l’URSS aimait avoir barre sur les gens, fussent-ils ou non des génies. Un document totalement inédit nous en dit long sur les rapports des autorités soviétiques avec l’un des artistes russes les plus aimés des Français, le pianiste Sviatoslav Richter, l’inventeur de la grange de Meslay au Nord de Tours. Il s’agit d’un film de propagande en couleur sur Glinka, à la gloire de la musique russe, datant de 1951 et d’une qualité technique fantastique pour l’époque. L’un de ses grands moments est la rencontre du compositeur russe avec Franz Liszt incarné ici par un … Richter de 36 ans en perruque mais au sommet de ses moyens pianistiques. On a enfin l’explication des confidences d’Emil Guilels disant, peu après ce film : « vous ne connaissez pas encore notre plus grand pianiste, mais quand il pourra sortir d’URSS, vous serez étonnés ! »
Il faut donc que ce soit un film de la propagande la plus vulgaire sans aucun intérêt historique, qui nous ait conservé la magie de la virtuosité de Sviatoslav Richter, qui alors pouvait rivaliser avec celle d’Horowitz… son compatriote d’outre-Atlantique ! Voilà le type de joies que vous réserve la visite de cette exposition : prenez votre temps pour ne pas rater ces pépites. Elle s’arrête le jour de l’annonce de la mort de Staline et de Prokofiev, le premier ayant trouvé le moyen d’écraser de son ombre de fer le second… jusque dans la mort.
Jacques Doucelin
Musée de la musique : 221, av. Jean Jaurès, 75019 Paris : jusqu’au 16 janvier 2011.
Tél : 01 44 84 44 84.
www.citedelamusique.fr
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