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La Mégère apprivoisée par les Ballets de Monte-Carlo – Bonnes mauvaises humeurs – Compte-rendu
Cela fait dix ans qu’elle a fait ses premiers pas au Bolchoï, cette Mégère apprivoisée que Jean-Christophe Maillot avait bâtie aux mesures de la fabuleuse compagnie moscovite, dans un état d’exaltation extrême, vu l’ambiance survoltée de la maison et de ses incomparables artistes. Dix années qu’il l’a promenée, d’abord avec quelques interprètes de la création dont l’élégantissime Olga Smirnova, qui incarna Bianca, la sœur de l’héroïne, et Vladislav Lantratov, un Petruchio ravageur dont le charisme soulevait les foules. Puis très vite inscrite au répertoire de sa compagnie monégasque, sans doute moins excitée que les moscovites, mais si ouverte à toutes ses intentions, à toutes les nuances de son style à la fois ultradynamique et finement psychologique, exalté par la scénographie d’Ernest Pignon-Ernest, son complice. Et elle n’a rien perdu de son éclat, alors qu’elle vient de faire les beaux soirs de cette fin d’année à Monaco.
© Alice Blangero
Mauvaise graine que Katarina, la peste décrite par Shakespeare, qui refuse l’homme, puis superbe éclosion de femme, riche d’une longue descente en soi, que la connaissance moderne des faces cachées de l’inconscient ajoute à la subtile et cocasse invention du dramaturge élisabéthain. On sait l’intelligence de Maillot, la pénétration acérée avec laquelle il sait capter les conflits intérieurs de l’être humain, les brosser à larges coups, les transformer en une formidable geste corporelle, dramatique ou comique, et à coup sûr accrocheuse.
Encore ne faut-il pas seulement séduire et amuser mais aussi convaincre : c’est le cas de cette profonde et douloureuse mise à nu d’une naissance à l’amour, chez deux êtres bloqués dans leur rébellion contre les diktats de leur sexe et de leur condition. Si l’ensemble brille par une extrême agitation de leurs amis et parents, leur rencontre, d’abord presqu’exagérément conflictuelle, passe ensuite sous les arcanes de la vérité émotionnelle, du désir dans sa violence organique et aussi dans la tendresse, avec des moments infiniment touchants. L’amour est là, violent, brutal, doux aussi dans l’envol désespéré ou harmonieux de ces deux êtres l’un vers l’autre.
© Alice Blangero
Si tout le monde gambade avec une énergie frénétique, la chorégraphie dévolue au couple central, Katarina-Petruchio permet une succession de duos forcenés, déployés en portés impressionnants, de luttes, de chutes de tensions avant la reprise de l’affrontement, pour lesquels Maillot a utilisé la palette la plus fournie de son style provocant, presque contraignant et toujours prenant. On est happé par la force de l’aventure qui projette ces jeunes gens hors d’eux-mêmes ou plutôt en eux-mêmes, et le geste va ici, par sa portée infinie, peut être encore plus loin que le mot.
© Alice Blangero
Dire que les interprètes monégasques sont à la hauteur de l’enjeu est faible, car ils sont tout simplement éblouissants, autant par leur impeccable technique que par la vérité flamboyante de leur interprétation, et bien évidemment pour les deux enragés, la bellissime Juliette Klein et le déchaîné Ige Cornelis, hargneux au-delà du machisme. A leurs côtés, la fine Katrin Schrader, parée d’un tutu magnifique signé Augustin Maillot, inventeur de lignes et mixeur de couleurs accompli, face à son amoureux, le solide Alesso Scognamiglio, ou encore la glamoureuse gouvernante-hôtesse Lydia Wellington, pour laquelle le chorégraphe a brossé sauts et attitudes de haute volée.
Et pour notre bonheur, cette folle journée garde un peu de sa couleur russe d’origine, bien que pensée par un Anglais et mise en vie par un Français, puisque tout au long l’Orchestre de Monte-Carlo, sous la baguette fortement autorisée du chef moscovite Igor Dronov, a le privilège de déployer un opulent florilège de pièces de Chostakovitch, toutes plus éloquentes les unes que les autres. Enfin, on ne tarit pas d’éloges sur la bonne forme des Ballets de Monte-Carlo – une compagnie endiablée qui a la chance d’avoir un tel répertoire à se mettre au bout des chaussons – dont on admire l’excellence, car les pieds des ballerines, et c’est si important dans le ballet hérité du classicisme, offrent ici une leçon de pointes et de cous-de-pieds digne de celle des grands slaves, ce qui n’est pas toujours le cas dans les plus illustres maisons françaises… Irrésistible Mégère ! On en redemande… en attendant le prochain ballet de Maillot sur un thème très populaire du ballet néo-romantique, mais qu’il saura revisiter avec sa badine habituelle et son esprit mordant. Laissons la surprise …
Jacqueline Thuilleux
Monaco, Grimaldi Forum, 3 janvier 2025
Prochain spectacle des Ballets de Monte Carlo, Eyal-Maillot, Théâtre de la Ville-Sarah Bernhard, du 28 février au 5 mars 2025. www.theatredelaville-paris.com
Photo © Alice Blangero
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