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La Tétralogie au Festival de Bayreuth - Du rififi chez les Dieux - Compte-rendu
Pour le bicentenaire de la naissance de Wagner, le Festival de Bayreuth et les arrières-petites filles du compositeur n’auront pas lésiné sur les grands moyens et sur la provocation volontiers iconoclaste en choisissant pour la mise en scène du Ring la personnalité contestée de Frank Castorf, 62 ans, venu de l’ex-RDA, roi invétéré de la déconstruction-reconstruction des textes, grand timonier de la Volksbühne de Berlin qu’il dirige depuis 1992 avec un retentissement certain. Après le désistement de Wim Wenders, la notoriété dont il jouit dans son pays a sans nul doute séduit Eva et Katharina Wagner(1), désireuses de frapper les esprits.
Dans des décors parfois sublimes du designer Aleksandar Denic (le scénographe des films d’Emir Kusturica) évoluant sur un plateau tournant (une rareté à Bayreuth), se succèdent comme dans une fête foraine un ensemble d’éléments scéniques évoquant avec insistance et imagination l’exploitation du pétrole aux Etats-Unis (L’Or du Rhin) puis en Azerbaïdjan (La Walkyrie), le bric-à-brac de l’antre de Mime au désordre savamment agencé au pied du mont Rushmore où trônent à la place des présidents américains les gigantesques têtes sculptées de Marx, Lénine, Staline, Mao, puis la représentation stylisée d’Alexanderplatz, lieu de la délivrance de Brünnhilde par Siegfried loin des flammes, mais autour d’une table dans un cadrage digne d’un tableau d’Edgar Hopper au cours d’un repas égayé par la présence de… deux alligators copulant puis nourris par le héros satisfait. Le Crépuscule des Dieux reprend le même dispositif en alternance, et l’incendie du Walhalla est plus un feu de paille qu’un véritable embrasement. Les références politiques au capitalisme et au communisme à l’époque de la Guerre froide et du Mur de Berlin, parfois appuyées par des vidéos énigmatiques et omniprésentes (Erda dévorant goulûment un gâteau avec ses doigts, l’escalier avec la poussette du « Cuirassé Potemkine »…) voisinent avec la représentation de rites religieux. Les Nornes plument les volailles et pratiquent les haruspices à la manière du rite vaudou. L’Oiseau vêtu de plumes bariolées ne se contente pas de prémunir Siegfried du danger mais l’initie à la sexualité dans une scène suggestive. Erda, pour se faire pardonner ses prédictions, n’hésite pas à pratiquer une fellation à Wotan, etc. La direction d’acteurs, souvent virtuose (L’Or du Rhin), peut aussi se révéler paresseuse (La Walkyrie) et trop chargée de sens et d’accessoires (Le Crépuscule des Dieux). La Nature n’a pas ses droits dans ce monde interlope où les personnages s’agitent entre mobil-home (l’antre d’Alberich, la demeure de Brünnhilde…), motel, fast-food… La forêt a disparu et la poésie aussi. L’épée, bien que forgée par Siegfried chez Mime, ne sert que de symbole puisque le dragon Fafner est tué à la kalachnikov ! Hunding n’utilisera pas sa lance pour assassiner un Siegfried (en tenue punk) dans le dos, mais s’acharnera sur lui à coups de batte de baseball…
La distribution vocale se révèle homogène et tout à fait honorable. En premier lieu, l’Alberich de Martin Winkler crève littéralement l’écran par la puissance de son incarnation et la noirceur d’un timbre profond. Johan Botha atteint la perfection en Siegmund par le modelé d’une voix qui sait respirer et distiller texte et musique avec un art consommé. Il faut faire abstraction de sa difficulté à se mouvoir (son combat avec Hunding est projeté sur écran), mais la magie demeure dans son duo avec la Sieglinde d’Anja Kampe qui triomphe par la projection d’un chant un rien forcé dans le registre aigu. Le Wotan de Wolfgang Koch ne s’impose pas d’emblée mais trouve progressivement ses marques en Wanderer par la compréhension intime du rôle (ses Adieux à la fin de La Walkyrie laissent passer le murmure de l’émotion et le souffle de l’abandon). Un peu contenue et légère en Brünnhilde, Catherine Forster fait face avec intelligence à la fragilité de son registre medium (la scène finale du Crépuscule, sans être bouleversante, n’en est pas moins contrôlée). Physique avantageux et crédible, le Siegfried de Lance Ryan aux aigus projetés sans grâce, souvent criard et à la voix peu séduisante constitue le maillon faible de ce Ring. L’Erda de Nadine Weissmann, contralto chevrotante dans le grave, ne convainc pas plus. La Fricka de Claudia Mahnke (également 2ème Norne et Waltraute) a du caractère comme la Gutrune d’Allison Oakes. Le Mime de Burkhard Ulrich plus sprechgesang que chanté est épatant en tant que comédien : il marche sur les brisées de Graham Clark. Franz-Josef Selig impressionne en méchant Hunding, ce qui n’est pas le cas d’Attila Jun, banal en Hagen. Moins falot que d’ordinaire, le Gunther d’Alejandro Marco-Buhrmester se montre élégant et noble. Les autres rôles masculins sont bien servis : le Fasolt lyrique de Günther Groissböck et le Fafner sans emphase et au ton juste de Sorin Coliban, ou encore le Loge de Norbert Ernst. Oiseau lumineux de Mirella Hagen, Filles du Rhin très aguichantes en prostituées et d’une belle prestance tant physique que musicale. Les Chœurs préparés par Eberhard Friedrich pour le IIIe acte du Crépuscule des Dieux ont toujours cette ampleur et cette cohésion qui font les beaux jours de Bayreuth.
De ce Ring contestable et contesté par un public houleux, on retiendra au milieu d’idées inabouties des images qui resteront malgré tout dans les mémoires (le fronton de Wall Street, emballé à la Christo, et dévoilé de manière spectaculaire avant l’immolation de Brünnhilde). Au sein de cette succession d’événements dont on recherche souvent la cohérence, le fil conducteur est tenu de bout en bout par la baguette sûre et frémissante d’un chef d’orchestre de 41 ans promis à des lendemains enchanteurs, Kirill Petrenko – qui vient de succéder à Kent Nagano à l’Opéra de Munich. Sa subtilité, sa fluidité dans les transitions, sa manière de mettre en relief les couleurs, de susciter la tension, sa capacité à soutenir et accompagner les chanteurs, tiennent le plus souvent du miracle malgré une légère baisse de régime due certainement à la fatigue dans le final du Crépuscule des Dieux. La volonté affichée de Frank Castorf de déboulonner de son piédestal la saga wagnérienne et de la placer dans une optique réaliste participe d’une démarche qui avait été engagée avant lui par Patrice Chéreau, avec une réussite devenue légendaire. Ce n’est pas le cas de ce Ring segmenté qui se joue des notions de temps et d’espace en voulant avant tout épater le chaland ou le choquer. La démonstration théâtrale seule, même virtuose, ne suffit pas à donner une vision d’ensemble à ce qui aurait dû être un spectacle total. Un coup d’épée - ou de kalachnikov ! - dans l’eau pour une Tétralogie qui cherche davantage à faire parler d’elle et bousculer l’imaginaire wagnérien.
Michel Le Naour
(1) On apprend que Katharina Wagner mettra en scène Tristan et Isolde en 2015
Wagner : Le Ring - Festival de Bayreuth, Festspielhaus, 14-15-17-19 août 2013
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Photo : © Bayreuther Festspiele
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