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Le Lac des cygnes revu par Fabio Lopez à Bayonne – Un sublimé de conte noir – Compte rendu
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Il fait partie de ces survivants d’un art en péril, bloqués sur l’iceberg que le dérèglement climatique de la chorégraphie mondiale fait peu à peu fondre. Mais il tient bon, avec ses rêves de grands ballets nourris de références classiques, de contes comme ceux d’Andersen, de jolis pieds encore sublimés par le chausson à pointes, qui permet à la fois légèreté, longueur, étirement et ancrage au sol : Fabio Lopez, pas encore quarantenaire, est donc un courageux tenant de cette expression subtile, qui parle au public en ne se contentant pas d’étaler les obsessions et les revendications d’un auteur. On redit son histoire : brillant danseur portugais, mis en selle à la Juilliard School puis chez Béjart (il y ondula notamment autour de la table du Boléro), affiné, mûri chez Thierry Malandain, où il a appris grâce au talent hors normes du maître de Ballet Biarritz, ce qu’était l’occupation d’un espace et la construction d’une pièce dansée. Il s’est ensuite envolé pour créer il y a dix ans, sa petite compagnie, Illicite, laquelle, avec le soutien d’instances locales, a trouvé abri à Bayonne.
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Bayonne, donc, son jambon, son chocolat, son rugby. Mais là, il ne s’agissait pas de mêlée et de supporters, mais de public sans doute novice en matière d’art du ballet et curieux, enthousiaste, passionné par ce type de spectacle qu’il n’a pas souvent l’occasion de voir. Près de 1800 personnes, donc, posées sur ces quarts de coquilles d’œuf dur que constituent les sièges de la salle Lauga (en fait plus habituée à des publics sportifs qui bougent et manifestent), dans un état de forte concentration pour goûter le sel d’une œuvre fameuse, Le Lac des Cygnes, sur laquelle Lopez a mis sa patte – de cygne.
On ne reviendra pas sur la teneur de ce chef-d’œuvre du ballet classique, traité par à peu près tous les chorégraphes dignes de ce nom, car la thématique en est fascinante, ni sur sa grandiose et sinistre musique, en rappelant que Tchaïkovski alla à Bayreuth où il vit Lohengrin, le chevalier au cygne, hérité d’un vieux mythe qui dit combien l’être peut être prisonnier de ses fantasmes. Noureev y donna le meilleur de son art de chorégraphe, si discutable dans l’ensemble, Neumeier en tira une déchirante fresque où Louis II, muré dans ses folies, se noyait dans le lac de ses brumes personnelles et de son pouvoir mortifère, Matthew Bourne en fit une version casse-cou et provocante, tandis que Mats Ek n’y retrouvait pas la veine géniale de sa Carmen.
Pour le Lac façon Fabio Luisi, il faut poser les bases : il n’a qu’une très petite troupe, soit une douzaine de danseurs, qui ne sont pas tous 1er prix de Lausanne ou de Varna, mais qui, vaillamment, élégamment et pour certains avec une forte personnalité, parviennent à montrer l’essentiel de la technique classique dans sa rigueur et ce qu’elle permet de beauté expressive. Les moyens matériels, également, sont trouvés avec habileté faute d’abondance – quand on n’a pas de pétrole, etc. - : voici donc un superbe rocher noir, sur lequel on verrait bien se mourir Tristan, que Lopez a récupéré du célébrissime Enki Bilal : il monopolise l’attention et crée d’emblée une sorte de dramatisme. Une petite tour émerge également, évocatrice de quelque monde princier, l’eau se sent, frémit. Pour les pointes, la Maison Repetto veille fidèlement sur les chaussons ! Quant aux costumes des cygnes et des amis du héros ils ont été hérités de partenaires de la sphère chorégraphique et réadaptés par Olivier Bériot et Fabio Lopez. Maillots blancs pailletés, prolongés d’un semblant de tutu, en fait enveloppe de tulle noir pour les filles, qu’elles enlèvent ensuite pour paraître dans leur silhouette animale. On regrette d’ailleurs un peu que ces jupettes noires ne soient pas alors remplacées par des blanches, ce qui fluidifierait le mouvement.
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© Stéphane Bellocq
Et surtout, il y a des idées : sur la musique violemment fracassée du Lac de Tchaïkovski, dont Lopez a agité des éléments en une mosaïque inattendue, ce qui surprend les habitués de l’œuvre (encore que la tradition soit elle aussi mouvante), mais aussi d’autres pièces superbes du Russe, notamment des extraits d’Ondine, Lopez lance ses héros dans une histoire terrible mais vibrante d’espoir. Rothbart, terrassé par la mort de sa femme, laquelle tombe du dit rocher, devenant lui-même un ensorceleur, mais comme pour arrêter le temps. Et à la toute fin, le sort funeste se délie de façon inattendue, sur le concept wagnérien de quasi rédemption, le héros, Siegfried, se faisant transformer en cygne noir pour ne pas quitter sa bien-aimée. Comme la Senta du Vaisseau Fantôme, qui se sacrifie pour sauver son amour. Noyés dans l’éternité.
Pour traduire cette problématique complexe, Lopez dispose d’une gamme de mouvements nerveux, virtuoses, agités, où la soif de s’envoler est permanente. Très beaux portés, ensembles allurés, pour envelopper l’action, dont le coup d’éclat final touche infiniment. Les interprètes, on l’a dit, sont à la hauteur de l’enjeu, notamment lors de l’affrontement entre le superbe et violent Gaël Alamargot en Rothbart, avec sa longue main noire de démon, et le frémissant David Claisse, prince Siegfried. Tous deux monopolisent l’attention, tandis que la pourtant solide Alessandra de Maria, en Odette, est un peu en retrait face à ces deux fortes personnalités. Et la compagnie tient bon, portée par une énergie, un bonheur de danser irrésistibles, d’autant qu’elle est encadrée par la rigueur d’une conseillère artistique hors normes, Françoise Dubuc, qui fut une valeur de la troupe de Malandain et la finesse d’une répétitrice nourrie des meilleures références de la culture chorégraphique, la délicieuse danseuse franco-tchèque Barbora Hruskova, aujourd’hui maître de ballet au CNB de Lisbonne. Tempétueux, violent, ce Lac des cygnes né de la passion d’un homme pour l’art classique et les ouvertures qu’il permet, mérite de voyager …
Jacqueline Thuilleux
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Le Lac des cygnes ( chor. Fabio Lopez / mus. Tchaïkovski) Bayonne, salle Lauga,15 février 2025 // www.compagnie-illicite.com
© Stéphane Bellocq
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