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Le retour du Pauvre MatelotUne interview de Jean-Paul Davois, directeur de Angers-Nantes Opéra
Connaissez-vous Le Pauvre Matelot ? En 1922, Jean Cocteau, en villégiature au Lavandou avec Raymond Radiguet et Jean et Valentine Hugo, nota un fait divers local : « un jeune fils de paysan roumain confié dans son premier âge à de lointains cousins partis chercher fortune aux Amériques revient auprès de ses parents qui, ne le reconnaissant pas et le prenant pour un riche étranger, l’assassinèrent pour le dépouiller. »
Conçu par Cocteau comme un poème d’opéra (sous titré « complainte en trois actes »), la musique devait en être initialement écrite par Georges Auric. Mais le projet fit long feu et ce fut Darius Milhaud qui habilla les mots de notes. A l’automne 1926 l’ouvrage était bouclé. Le théâtre musical occupait alors entièrement Cocteau. 1927 verrait la création d’Oedipus Rex, la reprise d’Orphée (Stravinski l’un et l’autre), la première d’Antigone à la Monnaie de Bruxelles (Honegger), et alors que le poète met la dernière main à La Voix humaine (Poulenc), Le Pauvre Matelot est créé par l’Opéra Comique le 13 décembre. Depuis, l’œuvre a quelque peu quitté le répertoire des théâtres, mais dès les années quatre-vingt elle a trouvé, avec la bénédiction de Madeleine Milhaud, une seconde vie grâce à un spectacle itinérant qui reste aujourd’hui encore l’un des fers de lance de la politique de l’ARCAL. Angers-Nantes Opéra reprend cette production de Christian Gangneron dont l’autre initiateur fut et demeure Jean-Paul Davois, patron de la maison d’opéra des Pays de Loire. Nous lui avons demandé d’évoquer l’histoire, présente et passé, de ce spectacle increvable, un des modèles du genre.
Pourquoi reprendre un spectacle qui affiche un quart de siècle ?
Jean-Paul Davois : Pour les mêmes raisons qui nous avaient amené, Christian Gangneron et moi-même, à monter ce spectacle en 1984. Nous avions fondé ensemble l’ARCAL au sein de la Maison de la Culture d’Orléans, un atelier de recherche voué au spectacle lyrique, avec le souci de faire partager l’opéra au plus grand nombre. Cela signifiait sortir l’opéra du théâtre, et atteindre de nouveaux spectateurs : à La Rochelle où à Clermont-Ferrand, il n’y avait pas d’Opéra, le seul moyen était d’amener le spectacle à un public qui en était institutionnellement privé. D’autre part, à l’époque, les chanteurs français souffraient de ne plus être engagés par les théâtres lyriques : les troupes avaient été démantelées, et pour la génération montante se produire en scène était devenu extrêmement délicat. C’est pour cette raison que dans un premier temps nous avons décidé de n’engager que des chanteurs français.
Cette mobilité supposait tout de même des lieux pour vous accueillir…
J.-P. D. : Dans tous les villages et toutes les villes de France on trouve un bistrot et une église, donc nous avons investis pendant des années ces lieux, et parfois aussi, lorsqu’il y en avait, les salles des fêtes. La seule condition était que le spectacle soit adaptable aux lieux. En y pensant on peut même adapter Traviata, mais ce type de proposition ne nous intéressait pas. Un jour Christian a attiré mon attention sur Le Pauvre Matelot de Darius Milhaud, dont l’action se passe dans un bistrot. Nous avions trouvé notre cheval de Troie. La réduction des parties d’orchestre au piano donne une primauté singulière au côté irrémédiable, implacable du poème de Cocteau, l’ensemble y gagne une grande fluidité, encore renforcé par la proximité des chanteurs avec le public.
Nous avons monté Le Pauvre Matelot avec l’effectif orchestral voulu par le compositeur, et ce à la demande de Madeleine Milhaud qui avait autorisé notre expérience à la condition que nous montions également l’œuvre à la scène. Nous l’avons fait quelques années plus tard. La réduction pour piano est de Milhaud lui-même, mais il avait interdit qu’on l’utilisât pour des représentations publiques, craignant que la version avec orchestre soit moins souvent jouée. L’orchestre de Milhaud est assez sonore, chargé en cuivres, j’étais probablement influencé par ma longue fréquentation de l’œuvre dans sa réduction – nous l’avons donnée ainsi plus de deux cent cinquante fois, je connais le texte par cœur et je peux chanter les quatre rôles – mais j’ai trouvé la version « officielle » assez disproportionnée, prétentieuse presque. Tout le côté chanson réaliste que Milhaud exploite sort bien plus naturellement avec le simple accompagnement du piano qu’avec la charge de l’orchestre. Du coup même les gens qui ont une idée fausse de l’opéra sont gagnés par le caractère intime que prend l’œuvre. Tout le système opéra s’en trouve désenclavé. On ferait venir le public qui voit Le Pauvre Matelot au café du coin à l’opéra, devant un bistrot monté sur la scène, qu’il ne retrouverait ni l’œuvre ni surtout ses émotions. Lorsque l’on joue dans un bistrot on s’aperçoit que les gens sont chez eux. D’ailleurs les patrons de café ne disent jamais « chez nous », ce n’est pas leur propriété, mais celle de leurs clients. C’est un lieu de partage, un lieu communautaire.
Vous avez beaucoup tourné ce spectacle ?
J.-P. D. : Durant quinze années. Et lorsque nous avons arrêté, je me suis dit tout de suite, et Christian aussi probablement, que nous le reprendrions encore. Depuis mon arrivée à la tête d’Angers-Nantes Opéra je voulais recommencer, mais pour divers raisons, financières, administratives, ce fut jusqu’ici impossible. Maintenant que je connais mieux le terrain, je suis parvenu à relancer la machine. Il fallait d’abord cartographier la région, trouver les bistrots. Nous allons jouer Le Pauvre Matelot 105 fois. Au début je ne voulais le présenter que dans les cafés de Nantes et d’Angers ; mais rapidement je me suis laissé entraîner par le processus, et nous allons couvrir bien des communes de la région. Au total le nombre de spectateurs qui auront vu Le Pauvre Matelot équivaudra à celui des spectateurs ayant assisté à la reprise du Tristan et Isolde d’Olivier Py au printemps dernier.
Les spectateurs qui auront vu au café du coin Le Pauvre Matelot iront-ils un jour à l’opéra ?
J.-P. D. : Je n’en sais rien. En tous cas ce qui est certain c’est que tous auront changé de point de vue sur l’opéra. L’action culturelle c’est permettre au plus grand nombre d’accéder à la culture. Comme nos salles lyriques sont petites notre action est fatalement limitée, il faut donc sortir hors des murs. Lorsque je suis arrivé à Angers-Nantes Opéra j’ai tout de suite cassé la priorité aux anciens abonnés. Je voulais ouvrir la maison à un public qui ne pouvait y entrer. C’était un premier pas. Ensuite il fallait aller à la rencontre de spectateurs improbables qui en tous cas ne seraient pas venus à nous. Vont-ils venir à l’opéra ? A 80 % le public du Pauvre Matelot n’y a jamais été, pas plus qu’au théâtre ou au concert. Et il faudrait que ces gens, un public aussi large, reste privé de l’expérience humaine que représente le spectacle vivant ?
Evidemment non, et c’est d’ailleurs la mission première de toute institution culturelle. La rencontre avec une œuvre d’art permet d’élargir le champ, de connaître un véritable enrichissement émotionnel, encourage à échanger avec les autres et à construire son existence. On est très loin du principe de divertissement, on parle d’expérience. Je revois encore ce patron de bistrot qui pleurait à chaudes larmes à la fin de la représentation. Il m’a confié que plus jamais il ne verrait son café de la même façon. Cette expérience collective produite par Le Pauvre Matelot induit l’idée d’un partage, le même partage que ressent le public d’une salle d’opéra lorsqu’il réagit à un spectacle. Cette réaction partagée par une collectivité, c’est le plus beau cadeau que puisse nous donner le spectacle vivant.
N’y-a-t-il pas un risque à sortir l’opéra de l’Opéra ?
J.-P. D. : Non, au contraire. L’attitude du pouvoir politique à l’égard de l’opéra est frileuse. On considère cela comme le jouet de la bourgeoisie. Dans le syndrome actuel de réduction des moyens alloués à la culture, l’opéra, expression croit-on d’une classe sociale, est dans le collimateur. Le faire sortir des velours et des dorures de ses temples, c’est justement rappeler ses origines populaires. D’autre part le public déjà acquis par les salles et l’un des plus variés qui se puisse trouver, bien loin de l’image figée de spectateurs uniquement issus de la grande et moyenne bourgeoisie. Mais contre cette réalité l’image extérieure de l’opéra, son coté luxueux et dispendieux qui ne s’adresserait qu’à une minorité de caste continue de lutter. Aussi aller à la rencontre de nouveaux publics affirme la vraie mission de l’opéra. Je me souviens de certaines représentations dans des cafés de quartiers difficiles. Je craignais que le sujet même de l’œuvre ne fasse débat. Mais au contraire, le fait que les spectateurs n’aient aucune idée préconçue leur a permis d’avoir un rapport bien plus naturel, presque évident avec un univers totalement nouveau pour eux. Il y a certes l’effet de surprise, mais pas seulement. Au point que nous retrouvions des spectateurs croisés un premier soir le surlendemain dans le bistrot suivant. Certains nous ont suivi une semaine durant.
Christian Gangneron a-t-il changé des éléments de sa mise en scène en vingt-cinq ans ?
J.-P. D. : Assez peu, sinon lorsque les lieux le lui commandent. Récemment nous avons joué dans un café dont le bar était au centre de la salle. On ne pouvait plus allonger Le pauvre matelot à terre pour sa mort au risque de priver toute une partie des spectateurs d’une part importante de l’œuvre. Christian l’a donc appuyé sur son sac, posé à même le comptoir du bar, et cela a donné une visibilité plus grande à sa mort, peut-être même une dimension dramatique supplémentaire. Il y a un véritable bonheur à conjurer au jour le jour les difficultés que nous opposent les lieux.
Entretien réalisé à Nantes, le 10 Novembre 2009
Darius Milhaud/Jean Cocteau : Le Pauvre matelot Eric Trémolières - le matelot
Claudine Le Coz - sa femme
Jacques Bona – son beau-père
Jean-Baptiste Dumora ou Vincent Deliau – son ami
Stéphane Petitjean ou Brian Schembri (piano).
Mise en scène de Christian Gangneron
Prochaines représentations :
19 novembre, Sablé-sur-Sarthe, Bar l’APO, 12, rue Saint Denis
20 novembre, Beaumon-sur-Sarthe, Café des Arts, 32, place des Halles
22 novembre, Au Lude, Bar du centre, 6, place de l’Hôtel de Ville
25 novembre, à La Flèche, au Petit Théâtre, 1, rue de la Dauversière
26 novembre, à la Ferté-Bernard, Le Bleu, 13, rue Robert Garnier
La tournée se poursuit - pour l’heure - jusqu’en mai 2010 : www. angers-nantes-opera.fr
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Photo : DR
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