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Le Trouvère à l’Opéra de Rouen Normandie – Mémoire du futur – Compte-rendu
Les cinq meilleurs chanteurs du monde au service d’un des livrets les plus tordus du XIXe siècle : Le Trouvère ne simplifie la tâche ni aux directeurs de théâtre, ni au metteurs en scène. A Rouen, le pari est en grande partie relevé, mais à l’impossible nul n’est tenu. Fidèle à leurs bonnes habitudes, Clarac Deloeuil > Le Lab proposent une véritable réflexion sur le mélodrame de Salvatore Cammarano, en se focalisant sur le terrible trou de mémoire dont souffre Azucena et dont elle « guérit » miraculeusement à la fin de l’opéra. La figure de la sorcière a également inspiré l’équipe artistique, et le Moyen Âge obscurantiste du livret est ici remplacé par une dystopie décrivant une société futuriste où les femmes sont sanctifiées ou diabolisées.
Nous sommes en 2050, dans un univers où l’entreprise Luna exploite dans ses data centers la mémoire de la moitié féminine de l’humanité, et où la résistance est le fait des hackers et des militantes anti-sexistes. Toujours friands de feuilletage temporel (ils l’ont prouvé récemment avec Mort à Venise à l’Opéra du Rhin), Clarac Deloeuil > Le Lab ne se contentent pas des deux époques traitées par Verdi, le présent de l’action et le passé des souvenirs d’Azucena : ils y ajoutent un troisième temps, et nous sommes en fait en 2070, vingt ans après les événements que se remémore Luna, seul survivant de l’aventure (« E vivo ancor » s’exclame-t-il à la toute fin de l’opéra). Le dernier acte voit d’ailleurs se télescoper ces différentes dimensions temporelles, puisque ce n’est plus le Luna fringant de 2050 qui est là, mais le Luna hospitalisé que nous montraient deux films explicatifs, l’un diffusé avant l’ouverture, l’autre au milieu du troisième acte. S’il n’est pas toujours facile de recréer sur scène l’atmosphère des films de science-fiction, certaines images sont très réussies, comme l’apparition des religieuses, véritables servantes écarlates à la Margaret Atwood.
© Marion Kerno
Ce tableau fait d’autant plus forte impression que les pupitres féminins du chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie se distinguent particulièrement dans ce passage a cappella ; de manière générale, il convient de saluer la prestation du chœur dans cet ouvrage émaillé de morceaux célèbres. L’orchestre est lui aussi à la hauteur des exigences de la partition et sait se mettre au service de l’esthétique verdienne, sous la baguette précise et efficace de Pierre Bleuse.
On sera moins uniformément louangeur quant à la distribution. Si Aliénor Feix ne trouve guère le moyen d’exister en Inès (et son italien manque singulièrement de doubles consonnes), le Ferrando de Grigory Shkarupa offre une composition frappante, où de solides moyens vocaux sont soutenus par un personnage de détraqué, doté de plus de relief qu’à l’ordinaire. Bien connu à l’Opéra royal de Wallonie qui est son port d’attache, Lionel Lhote est un superbe Luna, qui cisèle ses interventions avec raffinement et qui campe avec morgue un magnat du Big Data. Ivan Gyngazov a les décibels et le contre-ut que l’on attend pour « Di quelle pira », mais son Manrico brut de décoffrage et souvent engorgé semble ignorer la nuance piano.
© Marion Kerno
On sait que Jennifer Rowley a fait sensation, précisément dans ce même rôle de Leonora du Trouvère, lors de représentations récentes à l’Opéra Bastille : sans doute sa voix exige-t-elle un immense vaisseau de ce genre pour s’y trouver à son aise, alors qu’elle paraît un peu surdimensionnée au Théâtre des Arts de Rouen. Le timbre donne un côté très mûr à l’héroïne, loin de tout angélisme, mais on s’y habitue ; en matière de virtuosité, on est heureux de voir que le chef n’a pas été contraint de ralentir brusquement les passages ornés, comme c’est le cas avec certaines illustres chanteuses qui s’attaquent au rôle alors qu’elle n’en ont pas la vélocité, mais pour la soprano aussi, le piano s’avère difficile et les notes les plus aiguës sont criées, voire hululées. Peu avantagée par un costume ridicule (la tenue de Servante écarlate lui sied beaucoup mieux), l’actrice est assez gauche, contrainte d’écarter une perruque embarrassante dans les moments les plus dramatiques. Heureusement, il y a Sylvie Brunet-Grupposo, qui justifierait à elle seule que l’on monte Le Trouvère, Azucena d’anthologie, qui épouse totalement l’outrance de la sorcière finalement vengée.
Laurent Bury
Verdi : Le Trouvère – Rouen, Théâtre des Arts, 26 septembre ; prochaines représentations les 28, 30 septembre et 2 octobre 2021 (diffusion en direct à 18h sur grand écran dans plus de vingt lieux en Normandie le 2 octobre) / www.operaderouen.fr/saison/21-22/le-trouvere/
Photo © Marion Kerno
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