Bruno Bouché © Klara Beck 

Ici, et c’est très rare, un film a inspiré Bruno Bouché, et ce n’est pas le moindre, puisqu’il s’agit des Ailes du désir (Der Himmel über Berlin) que Wim Wenders lança en 1987 à la face d’un monde étonné et ravi, lequel lui décerna la Palme d’Or cannoise. Plus explicite que son titre français, le film montrait des anges contemplant un monde en décomposition, celui de Berlin barré par son mur, et disait aussi les joies de l’amour terrestre, même au cœur des souffrances. Au point que l’ange Damiel, incarné d’inoubliable façon par Bruno Ganz, renonçait à son immortalité par amour pour une jolie et triste trapéziste.
 

© Agathe Poupeney

Bouché, lui aussi, est un rêveur, un idéaliste, un intellectuel et un amoureux de la poétique des gestes, auxquels il confie d’innombrables messages, tout en gardant un vocabulaire classique très élégant. Le sujet qu’il a choisi, et qui l’a porté pendant des années, n’est certes pas facile à rendre : à moins de tomber dans le psychédélique. Lui, flotte, dans tous les sens du terme, car comment confier à une forme narrative, purement gestuelle, toutes les affres de cette errance métaphysique qui devient physique.
Pour ce, il a conçu une chorégraphie aérienne, sinon aérée,  montre des moments clefs de la misère terrestre, promène quelques personnages étranges notamment Peter Falk (qui n’a plus rien de Colombo), et Homer, le chercheur d’infini. Et donne une très forte densité au personnage de l’ange, qui déambule d’un air inquisiteur avant de se laisser peu à peu gagner par la tentation de la chair, de la sensation, de l’amour. Et de vivre, au lieu de considérer. Sans parler de l’émouvante jeune trapéziste (une figure qui n’a pas été choisie par hasard, puisque alors que les anges descendent sur terre, elle cherche à s’en échapper en lutant contre la gravité.
 

© Agathe Poupeney
 
L’ensemble, certes, n’est pas toujours très lisible, car le thème est insaisissable, même si quelques scènes ramènent à une humanité pesante, mais l’ensemble baigne dans le rêve, et engendre une impression de trouble indicible, de flou brumeux, tandis que les anges, en imperméables mouvants, agitent leurs ailes illusoires. Avec des scènes d’une magnifique ambiguïté, comme les pas de deux entre l’ange et la jeune fille, ou encore les scènes de caves dans un Berlin gras et perdu, sur fond de musique de Nick Cave. Et, car grande est sa connaissance de la musique, Bouché a su conjuguer les plus prenantes pages qui soient, de Cave, donc, à Bach, Messiaen, Adams, Reich, outre l’envoûtant groupe berlinois Einstürzende Neubauten, la jeune compositrice Jamie Man, et surtout, car qui n’en a rêvé, le Cygne de Tuonela de Sibelius, sur lequel les personnages volent, sans savoir si c’est vers leur fin ou leur commencement. Une splendeur que ce passage où la menace le dispute à l’immatérialité, et qui d’emblée place le spectateur dans un état d’apesanteur.
 
Tout témoigne ici d’une grande habileté gestuelle, d’une envolée spirituelle émouvante, même si l’axe narratif, on l’a dit, laisse parfois sur des questions. Quant au Ballet du Rhin, porté par cet enjeu extraordinaire, il s’impose par son homogénéité, par sa grâce et par quelques personnalités frappantes, comme le beau couple Dongting Xing - Ryo Shimizu, sans oublier le magnifique Rubén Julliard, tandis que le pianiste Bruno Anguera Garcia intervient avec une présence qui ajoute sa force au charme des pièces enregistrées.
 
Jacqueline Thuilleux

 Les Ailes du désir (création mondiale ; chor. Bruno Bouché) - Opéra de Strasbourg, 2 novembre 2021 ; prochaines représentations, Mulhouse, la Filature, les 13, 14 et 15 novembre 2021 // www.operanationaldurhin.eu/fr/spectacles/saison-2021-2022/dance/der-himmel-uber-berlin
 
Photo © Agathe Poupeney