Pas de fin d’année sans Jacques Offenbach ! 2022 ne déroge pas à la règle et l’auteur de la Vie parisienne fait l’actualité dans bien des salles. Après avoir comblé le public du Théâtre des Champs-Elysées, la Périchole, mise en scène par Laurent Pelly et dirigée par Marc Minkowski, poursuit sa route avec Laurent Campellone à la baguette ; d’abord à l’Opéra de Toulon (28-31 déc.), avant de terminer par l’Opéra de Dijon (15-21 janvier).(1)
A l’Opéra de Wallonie/Liège, la Vie parisienne mise en scène par Christian Lacroix tient l’affiche (22-31 déc.), menée par Romain Dumas, avant de s’offrir en version de concert à Toulouse (12 janvier). (3) Vue à Tours, Rouen et Paris au tournant de 2021, cette première version (1866) du célèbre opéra-bouffe promet d’ailleurs de faire bien des heureux par-delà les scènes susmentionnées puisque les caméras de François Roussillon (Fra Prod) ont capté le spectacle et qu’il est visible au cinéma, en France (457 salles) et à l’étranger depuis le 8 décembre. (2)
 

La Vie parisienne (m.e.s. Christian Lacroix) © Marie Pétry

Si la musique d’Offenbach est la complice toute trouvée de la période des fêtes, elle ne s’y cantonne aucunement. Ainsi, la reprise de l’opéra-féerie Le Voyage dans la lune, mis en scène par Olivier Fredj et dirigé en alternance par Pierre Dumoussaud et Chloé Dufresne, est-elle – impatiemment ! – attendue à la fin de l’hiver à Metz (4-5 mars), Reims (11-12 mars), Avignon (24-26 mars) et Neuchâtel (2 avril). (4) Le Voyage dans la Lune, réalisation tardive (1875) mais admirable d’Offenbach dont, rappelons-le, Pierre Dumoussaud a signé une très belle version dans la collection "Opéra français" du PBZ, à la tête de l’Orchestre national Montpellier Occitanie.
 
Enfin, les ouvrages en un acte d’Offenbach – parmi lesquels bien des découvertes savoureuses restent à faire – ne sont pas oubliés et c’est le 66 ! , mis en scène par Victoria Duhamel et déjà applaudi dans plusieurs théâtres, qui tiendra l’affiche à Rochefort (3 et 4 mai) et La Rochelle ( 10 et 11 mai). (5) Autant de coproductions et productions dont on doit l’initiative à Palazzetto Bru Zane, qui démontre là que son exploration de la musique de siècle romantique concerne absolument tous les genres.
 Côté musique légère – nul ne s’en étonne compte tenu de la place occupée par le compositeur en son époque – Offenbach fait l’objet d’une attention toute particulière, qui s’exprime aussi côté livres en cette fin d’année avec la sortie d’un nouveau titre de la collection Actes Sud / Palazzetto Bru Zane : « Offenbach, musicien européen ».(6)
Placé sous la direction de Jean-Claude Yon, Arnold Jacobshagen et Ralf-Olivier Schwarz, il rassemble des contributions issues du colloque Offenbach que le PBZ a organisé à Cologne et Paris en 2019 pour le bicentenaire de la naissance du musicien. Une lecture que l’on ne peut que vivement recommander à tous les mordus d’Offenbach et, plus largement, de la vie musicale du XIXe siècle.
 

Pointus, mais exempts de tout ésotérisme musicologique, les chapitres (un trentaine au total) multiplient les points de vue sur l’auteur des Brigands, envisagé aussi bien comme musicien que comme homme de théâtre – et quel !  Mise en lumière de moments importants, pas forcément les plus connus, de sa carrière (La Comédie-Française, les concerts à la salle Herz), parallèles enrichissants (Wagner et Offenbach, La Belle Hélène contre l’Africaine), regards sur le répertoire offenbachien (des chapitres de Jean-Claude Yon sur les figures de musiciens dans les ouvrages d'Offenbach et d’Hugo Rodriguez sur la forme et le sens du « Bu qui s’avance » de la Belle Hélène) occupent un fort volume qui s’attarde aussi sur la diffusion et la réception des ouvrages d’Offenbach en province (une étude de Yannick Simon sur le théâtre des Arts de Rouen de 1858 à 1914) et à l’étranger (l'accent et mis sur l’Espagne et le Portugal). Réception et postérité dans lesquelles, comme chacun peut l’imaginer, la judéité du musicien a joué un rôle clef. Et lecture de nous mener, en passant par Drumont et L'Action française, jusqu’à « La Périchole rouge », chapitre signé Laurence Senelick qui s’attarde sur la place de la musique d’Offenbach dans l’URSS des années 20-30 et le rôle de Vladimir Nemirovitch-Dantchenko dans sa diffusion.  
 
La sortie de cet « Offenbach, musicien européen », aussi instructif que stimulant, est l’occasion pour les Archives du Siècle Romantique de faire écho à son titre avec un article paru dans le Petit Journal du 12 décembre 1869. Un an avant la chute de Second Empire et juste après les créations françaises de La Princesse de Trébizonde (7 décembre 1869) et des Brigands (10 décembre 1869), Thomas Grimm, chroniqueur réputé d’un des journaux populaires les plus diffusés de l’époque, revient de manière vivante et détaillée sur la carrière de Jacques Offenbach et le succès fulgurant qu’il connaît partout en Europe.

Alain Cochard

 
 
Le Petit Journal, 12 décembre 1869
 
JACQUES OFFENBACH
Cette semaine, qu’on pourrait appeler la semaine théâtrale, eu égard au grand nombre de premières représentations qui ont eu lieu ou qu’on annonce, a été en partie consacrée au triomphe du maëstro Jacques Offenbach.
Les Variétés d’une part, les Bouffes de l’autre, ont donné, à deux jours d’intervalle, deux opéras écrits par la main qui a signé la Belle Hélène et Orphée aux Enfers.
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Le nom d’Offenbach est d’ailleurs devenu populaire dans toute la France. Toutes les bouches, depuis dix ans, répètent les gais refrains et les joyeuses ritournelles du compositeur de la Gaîté. Il n’est pas, une petite ville, pourvue d’un théâtre, qui n’ait voulu, quelle que fût la difficulté d’exécution, monter une des pièces du répertoire de Jacques Offenbach, qui est non-seulement populaire en France, mais dans toute l’Europe, en Allemagne surtout, qui est fière, à juste titre, du compositeur qu’elle a vu naître.
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Jacques Offenbach est né à Cologne. Fils d’un rabbin israélite, c’est sous l’œil paternel et avec ses conseils qu’il a fait son éducation musicale.
Dès qu’il eut quinze ans, son père l’envoya à Paris, où il acheva de s’instruire sous la direction des professeurs du Conservatoire.
 

Jacques Offenbach par Caran d'Ache © Coll. part.
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C’était alors un grand jeune homme, maigre, efflanqué (il n’a pas beaucoup changé depuis), aux longs cheveux blonds clairs, tombant sur son cou ; le nez aquilin et mince, aux yeux saillants, vifs, pétillants, spirituels ; à la bouche railleuse et fine, souriante avec malice.
Artiste dans l’âme, musicien jusqu’au bout des ongles, Parisien d’instinct, un vrai petit journaliste de la musique voulant amuser quand même, toujours spirituel dans ses originalités et toujours de bon goût. Ainsi il était en 1833, ainsi il est resté depuis, jeune toujours.
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En 1840 seulement, Offenbach n’avait bas le sou. Maigre et affamé, son violoncelle en main, il courait les concerts et les leçons. Travailleur infatigable, il préparait ces mélodies, ramassait ces trésors de gaieté et d’esprit dont il ne pouvait trouver le placement alors et qui ont eu tant de succès depuis.
Pressé par la nécessité, il accepta l’emploi modeste de violoncelliste dans l’orchestre du théâtre de l’Opéra-Comique. Il resta là quelque temps, rongeant son frein, mais se pénétrant malgré lui des morceaux qu’il exécutait, formant son goût, préparant son talent, faisant provision d’esprit et de verve.
Plus tard, il devint chef d’orchestre du Théâtre-Français. Là, il ne se fatiguait pas trop. Quelques trémoli entre les actes du répertoire classique. Il y composa, à son pupitre, une foule de mélodies qui servaient à chausser les têtes chauves et vénérables des vieux habitués venus pour se repaître des hexamètres de Britannicus ou d’Iphigénie.
C’est dans ce poste qu’il fit, pour une pièce d’Alfred de Musset, une de ses plus délicieuses mélodies, la Chanson de Fortunio, qu’il intercala plus tard dans une pièce faite exprès, et qui obtint un si légitime succès aux Bouffes-Parisiens.
« J’aurais voulu avoir écrit ce petit chef-d’œuvre, nous disait à nous-même le grand Meyerbeer, après avoir entendu la Chanson. »
 

La Périchole au théâtre des Champs-Elysées (m.e.s. Laurent Pelly) © Vincent Pontet

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En quittant le Théâtre-français, Offenbach ouvrit son salon pour y faire entendre ses compositions, qu’il exécutait lui-même sur son violoncelle. Il fit connaître à ses amis et invités une foule de fantaisies sur les Fables de Lafontaine. Enhardi par le succès et les applaudissements qu’on lui prodiguait, il composa de petites pièces à deux personnages, qu’on jouait sans décors.
On suppléait à ce défaut en plantant au fond de l’appartement des poteaux qui indiquaient que le théâtre représentait tantôt « une forêt, » – tantôt « un palais. » Des paravents disposés avec art servaient aux entrées et aux sorties. Enfin, il eut un théâtre. Quelques amis l’aidèrent, en le commanditant, à louer la salle Comte, au passage Choiseul.
C’est dans ce théâtre d’enfants, dans ce Séraphin grandi, qu’on alla applaudir ces petits chefs-d’œuvre qui forment le fond du bagage musical d’Offenbach : le Mariage aux Lanternes, les Deux Aveugles, Croquefer, le Savetier et le Financier (qu’on devrait bien reprendre !), Bataclan, Tromb-al-Cazar, etc. etc., toutes pièces qui ont fait la gaieté de la génération actuelle, le succès du théâtre et la réputation de leur auteur.
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Et cependant Offenbach n’engraissait pas !
À cette époque, l’administration mettait beaucoup de restrictions aux permissions qu’elle donnait d’ouvrir un théâtre. Offenbach, par exemple, n’avait pas le droit de jouer des pièces de plus d’un acte et ayant plus de quatre personnages.
C’est ce qui explique cette infinité de petites saynètes dont nous avons donné plus haut la nomenclature. Dans l’une de ces pièces, Croquefer, les auteurs avaient lancé une épigramme à la sévère administration, en créant six personnages dont deux étaient des mannequins qu’on remuait avec des ficelles. Cela n’empêchait pas le petit théâtre d’aller son chemin l’hiver au passage Choiseuil, l’été aux Champs-Élysées, et le maëstro de remporter victoire sur victoire.
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L’administration, devenant plus tolérante, Offenbach put enfin faire jouer son Orphée aux Enfers.
Inutile de reparler de ce succès, qui a eu 800 représentations, autant que la Dame blanche en trente ans.
Orphée a marqué une ère dans la vie du musicien, comme elle a inauguré en France le genre de l’opéra-bouffe, qui a eu tant d’imitateurs impuissants ou ennuyeux. Le goût parisien, plus tard le goût européen, a apprécié ce nouveau genre musical et les lauriers ont plu sur la tête d’Offenbach.
 

Musica, mai 1908 © Bibliothèque du Conservatoire de Genève

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Pendant ce temps, il avait quitté la direction des Bouffes pour se consacrer tout entier aux nombreux travaux qu’il rêvait ou qu’on lui commandait. En quatre ou cinq ans, il a donné sur les principaux théâtres de Paris, à l’Opéra, à l’Opéra-Comique, aux Variétés, au Palais-Royal, aux Bouffes, aux Menus-Plaisirs, tour à tour le Papillon, Vert-Vert, la Grande-Duchesse, Barbe-Bleue, la Belle Hélène, Geneviève de Brabant, la Vie parisienne, la Périchole, les Bavards, etc., qui furent autant de succès et qui tinrent les affiches pendant dix mois sur douze de l’année, et quelquefois Offenbach avait son nom sur sept ou huit affiches différentes dans la même soirée.
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Ceci se répétait à Londres, à Berlin, à Florence et même à Rome. Le succès était universel, et toutes les rates de l’Europe se désopilèrent en même temps dans cent théâtres de la capitale, de la province et de l’étranger.
 

Le Voyage dans la lune à Montpellier en 2020  (m.e.s. Olivier Fredj) © Marc Ginot

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Offenbach ne se fatiguait pas, il n’engraissait pas non plus. D’ailleurs il ne cesse de travailler que lorsque la goutte ne le lui permet plus, et encore.
D’une activité rare, d’une ardeur et d’une fécondité inépuisable, il travaille à ses opéras depuis l’œuf jusqu’à l’éclosion parfaite. Il collabore au poëme, inspire ses librettistes, cherche et trouve leurs effets, fait sa musique, la dirige, conduit ses musiciens lui-même, peint ses décors, dessine ses costumes, règle sa mise en scène lui-même et suit ses répétitions l’une après l’autre, jour et nuit. Nous l’avons vu à l’œuvre, et être tout à la fois directeur, poëte, musicien, régisseur, costumier, etc., etc.
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Très emporté quand il travaille ainsi, violent, impatient, d’une intelligence vive, il ne permet pas qu’on ne comprenne pas aussi vite que lui. Voilà Offenbach au théâtre.
À la ville, c’est un homme toujours grand et maigre, à la figure railleuse et distinguée, vêtu invariablement d’un pantalon gris et d’une jaquette bleue, il est affable, bon causeur, aimable convive et spirituel ami.
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Tel est celui dont notre collaborateur Émile Abraham vous a raconté le succès, remporté aux Bouffes avec la Princesse de Trébizonde. Tel est celui dont nous devons aujourd’hui constater la deuxième victoire, remportée hier aux Variétés avec les Brigands.
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THOMAS GRIMM