Journal
Les Archives du Siècle Romantique (83) – Faites vos jeux ! (La vie musicale dans les casinos français)
Des miniatures pour clavier au grand opéra, en passant par la musique de chambre, la mélodie, le symphonique et les fresques chorales, le champ d’investigation du Palazzetto Bru Zane témoigne d’une profonde curiosité qui, au fil des concerts et des parutions, dessine un panorama très complet d’une musique romantique française longtemps réduite à quelques grands noms. Diversité des genres, des lieux de musique aussi : et le PBZ de s’intéresser depuis quelques années au répertoire du cabaret, du café-concert, essentiel dans la perception de la sensibilité musicale de l’époque envisagée. Café-concert et cabaret qui inspirent d’ailleurs le spectacle « Au aura tout vu ! » imaginé et mis en scène par Flannan Obé : il tient l’affiche aux Bouffes du Nord les 14, 15 et 16 juin dans le cadre du 11e Festival Bru Zane Paris (1).
Une nouvelle étape est franchie avec la parution chez Actes Sud/Palazzetto Bru Zane de « Faites vos jeux ! », fort volume consacré à la vie musicale dans les casinos français des XIXe et XXe siècles.(2) Placé sous la direction de Martin Guerpin et Etienne Jardin, cet ouvrage collectif aborde son sujet de la façon la plus large, dépassant même de beaucoup la période chronologique habituellement couverte par le PBZ et ses centres d’intérêt. « Faites vos jeux ! » aborde le jazz à Vichy durant l’entre-entre-deux-guerres et même ... le rock dans les casinos normands des années 1960-1980 !
Au fil des pages, on se plonge dans un univers à part dont le rôle dans la vie musicale ne saurait être négligé. Découvertes des lieux, en Normandie, à Vichy, à Royan, à Cannes, etc. – les casinos de la Tunisie coloniale n’ont pas été omis ! On croise Marcel Proust au casino de Cabourg ; une étude remarquablement documentée de Yannick Simon traite de Wagner à Vichy en 1935, année marquée par un Ring important dans la diplomatie musicale de l’Allemagne nazie.
C’est l’occasion de retrouver des acteurs des lieux, les uns connus : Alexandre Guilmant à Boulogne-sur-Mer ou Reynaldo Hahn à Deauville et Cannes, d’autres bien oubliés, tel le pianiste Janvier Lovreglio (1912-2009), personnage sur lequel Patrick Péronnet se penche.
Les casinos ont aussi pu être à l’origine d’entreprises bien plus vastes. Ainsi Jean-Sébastien Noël observe-t-il le rôle du Casino de Royan dans l’émergence du Festival international d’Art contemporain, tandis qu’Apolline Gouzi s’intéresse au rôle de l’établissement d’Aix-en-Provence dans la naissance du festival d’art lyrique de la cité provençale.
1912 fut marqué par l’inauguration du Casino de Deauville, construit à l’initiative d’Eugène Cornuché, propriétaire du restaurant parisien Chez Maxim’s. Un concurrent redoutable pour l’établissement voisin, situé à Trouville ... Les deux articles qui suivent, respectivement parus le 13 juillet 1912 dans Le Journal et le 9 octobre 1912 dans Gil Blas témoignent de cette âpre lutte autant qu’ils reflètent l’atmosphère des lieux ... Un témoignage sur une Belle Epoque finissante que la guerre, deux ans plus tard, devait emporter dans sa furie.
Alain Cochard
Le Journal, 13 juillet 1912
Tout Paris, hier, se trouvait à Deauville pour l’inauguration du Casino prestigieux que la municipalité de cette jolie petite ville vient d’édifier face à la mer.
Par son architecture d’un goût très pur et – disons le mot – très français, ce Casino de Deauville emporte, du premier coup, le suffrage des délicats, des raffinés. Le site merveilleux où il est placé, ses terrasses, vastes balcons fleuris, les courbes harmonieuses de ses jardins en feraient déjà le Monte-Carlo de la côte normande, mais, lorsque, ayant admire le dehors, on en franchit le seuil, alors ou éprouve l’impression la plus agréable, la plus douce, qui se puisse imaginer.
C’est d’abord la grande et large galerie d’entrée, tout entourée de treillages dorés et semblant un jardin dont les fleurs grimpantes seraient les parois. Les clairs tapis, au fond de carrelage, augmentent la gaieté de cette galerie.
En la suivant, on trouve, à droite, les salles de restaurant que de larges baies inondent de lumière, restaurant aux destinées duquel Lucullus préside pour la joie des gourmets. Puis, c’est le grand hall, ses colonnes de pierre, sa petite scène où des concerts seront donnés, ses balcons et ses baies. C’est encore le théâtre entièrement garni de toile de Jouy du plus riant aspect. Les magasins du Printemps ont exécuté cette décoration comme d’ailleurs tout l’ameublement du Casino, tentures, tapis, sièges, meubles, et c’est là une œuvre d’un goût parfait, d’une rare élégance. Pour revenir à la salle du théâtre, elle semble disposée tout exprès pour ces fêtes galantes qui évoquent le dix-huitième siècle.
Sem (Georges Goursat, dit ) - Le brave commandant duc de Tout-Deauville inaugure" © Paris Musée / Musée Carnavalet - Histoire de Paris
La salle de concert, ou plutôt le music-hall, les salles de jeux offrent le dernier mot du confort. Enfin le grill-room et le bar seront, pour les fervents du steak et du coktail [sic], le lieu de rendez-vous le plus agréable.
L’ensemble de ce Casino fait le plus grand honneur à l’architecte, M. Georges Wybo, qui en a conçu les plans et a su veiller à leur exécution, de manière qu’aucune fausse note ne vienne jeter sa discordance. M. Georges Wybo est la modestie même. Un trop long compliment serait pour lui déplaire, mais la satisfaction la plus douce lui est réservée : celle d’entendre les visiteurs s’extasier sur la beauté de son œuvre.
Le train, qui nous avait pris à Paris à quatre heures moins le quart, nous déposait à Deauville à six heures et demie. Comme nous le faisait remarquer l’aimable M. Claveille, directeur des chemins de fer de l’État, deux heures trois quarts suffisent désormais pour gagner la plage fleurie. Un train tout aussi rapide part le matin à neuf heures de Deauville et vous permet de vous trouver un peu avant midi sur le boulevard. C’est là une heureuse innovation de la compagnie. En vérité, grâce au C. N. R. (Côte normande rapide), Deauville nous apparaît presque comme faisant partie de la grande banlieue, mais une banlieue où l’on trouverait de la vraie campagne, de gras pâturages, des prairies verdoyantes. Le « Normandy Hôtel », dans lequel nous sommes descendu et que dirige avec intelligence M. Jules Rey, rappelle assez ces accueillantes hôtelleries normandes, où les contemporains de Rabelais aimaient à s’attarder. Il est simplement plus vaste, plus confortable et plus luxueux. Son style normand est du meilleur aloi, dans la manière des constructions des vieux quartiers de Caen ou de Rouen.
Le compositeur Jean Nouguès (1875-1932), qui s'était distingué avec l'opéra Quo Vadis, d'après le roman d'H. Sienkiewicz, créé à Nice en 1909 et repris au Metropolitan Opera en 1911 © wikipedia.org
Cette inauguration du Casino de Deauville laissera un souvenir durable dans l’esprit de tous ceux qui y assistèrent. À l’issue d’un dîner des mieux ordonnés, aux tables fleuries, garnies de jolies femmes, eut lieu la représentation. M. Jean Nouguès, le distingué compositeur, conduisait lui-même l’orchestre, pour l’interprétation de l’Aigle, épopée lyrique dont il a écrit la musique et dont MM. Henri Cain et Louis Payen sont les auteurs pour le livret. Delna fit acclamer sa voix superbe ; de même Albers. Mmes Henriquez, Jane Paulin., MM. Pasquier, Bour et les autres excellents interprètes, eux aussi, furent longuement applaudis. Cette soirée n’est que la première d’une longue série de festivités artistiques pour lesquelles ont été faits des engagements sensationnels.
Les douze coups de minuit étaient sonnés depuis longtemps et personne n’avait la force de s’arracher aux délices de l’aimable séjour. Ce matin, les quelques malheureux, dont votre serviteur, obligés de repartir, de regagner Paris, en eurent gros cœur, je vous assure. Ils envièrent ceux qui restaient, nombreux, qui s’installaient pour une villégiature de plusieurs semaines. Car depuis hier la saison de Deauville est ouverte ; dans quelques jours elle battra son plein avec son polo, son golf et les réunions sportives, toujours si courues, de son hippodrome.
CHAMBY.
Gil Blas, 9 octobre 1912.
Les lamentations d’un Casino
Les lendemains de fête sont navrants : les violons sont partis, les lumières éteintes et, sur le sol jonché de fleurs fanées, les traces du repas provoquent l’écœurement. Survient la note à payer, et la colère nous monte au front. Quoi, si cher ! pour un si piètre résultat ! Et l’on en veut aux décorateurs de la salle, aux fournisseurs de fruits, de crèmes et de gâteaux, aux artistes qui ont chanté et dont la chanson est oubliée.
Le casino de Trouville s’était ouvert dans le luxe et dans l’éclat. Pour supporter la concurrence d’un établissement rival, les directeurs de ce casino avaient essayé de toutes les merveilles coutumières : orchestres impeccables, artistes en renom, cuisines de choix.
Malgré toutes ces attirances, le public se dérobait. Les tables de jeu étaient vides, le ventre de la cagnotte était vide et les immenses galeries où la foule des élégants aurait dû se promener étaient vides également.
C’est qu’à côté, tout près, à Deauville, un autre casino avait été édifié par des maîtres de la mode et de la joie. On s’y était précipité. Et les tables de jeu étaient pleines, le ventre de la cagnotte s’enflait démesurément et, dans les galeries immenses, une foule d’élégants se promenait.
Sem (Georges Goursat, dit ) Album Sem à la mer : M du tillet, Germaine Neris, Loulou de Nanteuil, M. Cornuché © Paris Musées - Musée Carnavalet - Histoire de Paris
Inauguré superbement, le casino de Trouville vient de finir dans la tristesse du débiteur qui implore son créancier. Il y a deux ou trois jours, le 5 octobre exactement, le conseil municipal de Trouville s’est assemblé et le maire de cette ville, au milieu de l’émotion de tous ses collègues, a posé la question du casino perdu. Les administrateurs de celui-ci ont écrit une lettre dans laquelle ils demandent à ne pas payer les sommes d’argent qu’ils doivent à la municipalité, c’est-à-dire environ 500.000 francs.
Les arguments que donnent ces messieurs sont puisés dans la justice et dans la vérité.
Lorsqu’ils signèrent avec la ville de Trouville un contrat extrêmement dur pour eux ils ne savaient pas que Deauville obtiendrait un succès sans pareil. D’autre part, la municipalité de Deauville ne peut pas abandonner ses droits et elle va poursuivre. De telle sorte que la saison misérable de Trouville va se terminer dans les grimoires et dans les procès. Les malheureux exploitants, pour amadouer le conseil municipal de Trouville, parlent de la saison 1913 et déclarent vouloir la préparer dès maintenant. Ce sont des moribonds qui font des projets de voyage. Et ils ont néanmoins la justice pour eux, nous le répétons. Le cahier des charges du casino de Trouville n’est applicable, n’est tolérable que s’il est seul. Or, il y a deux casinos, et c’est justement l’autre, celui de M. Cornuché, celui de Deauville, que les Parisiens, les sportsmen, les étrangers de marque, les milliardaires américains ont adopté. Trouville n’a pas existé, cette année, pour employer une expression de joueur et de boulevardier : si la municipalité maintient son cahier des charges, il n’existera pas l’année prochaine.
Les conseillers municipaux de Trouville feront bien de se réunir à nouveau et d’examiner la question. Que le docteur Leneveu qui fut si sévère à l’égard de son maire, M. Michel Peltier, rentre ses foudres ! Qu’une réconciliation générale se produise et qu’on fasse trêve de naïveté. Vous figurez-vous quel ordre du jour le conseil municipal a voté à propos du casino ? Le voici :
« Le casino de Trouville a besoin de deux choses : 1 d’un technicien à la tête de cet
établissement ; 2 de l’argent, beaucoup d’argent pour continuer la bataille. »
Humblement, nous pensons que l’on trouvera, sans doute, un technicien, et même un polytechnicien ; mais de l’argent, beaucoup d’argent, c’est une autre affaire.
Deauville est née !
Verneuil.
(1) https://bru-zane.com/fr/evento/ne-vedremo-delle-belle-una-notte-al-cafe-concert/#
(2) "Faites vos jeux !", la vie musicale dans les casinos français (XIX - XXe siècle), sous la direction de Martin Guerpin et Etienne Jardin - Actes Sud - Palazzetto Bru Zane (548 p./ 45 €)
Illustration : Album Sem à la Mer : Deauville 1912 (détail) © Paris Musée / Musée Carnavalet - Histoire de Paris
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