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Onéguine de John Cranko par le Ballet de l’Opéra de Paris – La Danse au pinacle – Compte-rendu

 

C’est un ballet emblème, comme le fut la 3e Symphonie de Mahler pour la troupe hambourgeoise de John Neumeier ou Le Sacre du printemps de Béjart : à la fois carte de visite et tournant majeur dans l’histoire d’un art qui recherchait son nouveau visage et gardait précieusement les meilleurs critères de l’ancien. Au cœur de l’œuvre, Pouchkine et ses sombres récits, entre drame et poésie, que reprit le chorégraphe John Cranko (1927-1973), arrivé à Londres en 1946, venu de la lointaine Afrique du Sud, et parti ensuite régénérer, grâce au Ballet de Stuttgart, créé par Noverre au XVIIIe siècle, et qu’il fit renaître, une culture chorégraphique qui s’étiolait depuis la disparition des Ballets Russes et prenait de tout autres directions.
 
Une danse plus libre
 
A la tête du Ballet de Stuttgart à partir 1961, Cranko sut reprendre l’essentiel de l’héritage d’un Petipa, auquel on devait les grandes machines chorégraphiques liées à Tchaïkovski, en en dégageant les conventions stylistiques parfois un peu lassantes (la musique s’arrêtant pour que le soliste puisse attaquer ses fouettés ou ses tours en l’air, et les divertissements folkloriques étayant l’action pour permettre au corps de ballet de faire montre de son talent et de la perfection de son ensemble). Riche aussi de l’expérience toute fraîche des Ballets Russes, qui avaient cassé le ballet de cour et développé une danse plus libre, il sut faire de la danse l’expression d’une théâtralité  bien plus prenante que l’ancienne pantomime, et développer la psychologie de ses personnages avec une vérité qui fait l’originalité de ses grandes œuvres.
Neumeier, son disciple à Stuttgart, aussi porté sur le théâtre et la musique que sur la danse, poussa plus loin encore la synthèse et ce fut la Dame aux camélias, sans doute le plus accompli de ces ballets narratifs, à haute teneur psychologique. Trois chefs-d’œuvre de cette forme d’art qui multipliait les performances techniques avec une virtuosité forcenée, mais dont le sens était les tourbillons de l’âme, sont donc emblématiques de ce style, l’Oneguine de Cranko, la Dame aux camelias de Neumeier, déjà citée, et l’Histoire de Manon de MacMillan, lui aussi très soutenu par Cranko.
 

© Julien Benhamou - OnP

 
Vision désolée d’un matin glacial
 
Chez Cranko, l’initiateur donc de ce renouveau narratif, l’intensité du mouvement dramatique s’épanouit grâce à un style fluide, une danse coulée, où tout s’enchaîne souplement, comme les mouvements de la vie et non les codes d’un spectacle. Mais en gardant, pour ce splendide Oneguine, le décorum d’une somptueuse salle de bal aristocratique ou la vision désolée d’un matin glacial où la mort sera reine, lorsque Oneguine tue Lenski, et que tout n’est plus que désolation, remord, solitude.
Le ballet, créé à Stuttgart en 1965 avec l’incomparable Marcia Haydée, s’inscrivit au répertoire de l’Opéra de Paris en 2009 avec une interprète d’une sensibilité et d’une beauté rares, Isabelle Ciaravola, qu’on aurait pu appeler la Dame aux yeux de violette, comme Gautier le fit pour Carlotta Grisi, créatrice de Giselle, qu’il adulait. Depuis, des reprises ont permis à nombre d’étoiles d’y développer un talent qui se doit d’être à la fois virevoltant, lyrique et sombre, passant des épisodes de danse pure, irrésistibles par leur joie de vivre et de bondir, à des pas de deux déchirants, d’une virtuosité sans cesse renouvelée dans sa force expressive. Une sorte de houle qui secoue aussi bien le duo de Tatiana avec Oneguine, issu de son rêve, tandis qu’elle lui écrit sa fameuse lettre, que leurs retrouvailles torturées et sans issue du dernier acte.
 
Quand la musique et la danse se fondent

 
Comme MacMillan plus tard pour l’Histoire de Manon, Cranko n’a pas voulu plagier l’opéra de Tchaïkovski, mais il est resté fidèle au compositeur, accolant grâce à l’habileté de Kurt-Heinz Stolze, plusieurs pièces dont le superbe extrait de Francesca de Rimini pour le vertigineux duo final. Si, au premier contact, on est parfois un peu surpris de ne plus retrouver les danses si cadrées de l’Onéguine lyrique ou le déchirant air de Lenski avant son duel, intelligemment remplacé par une très belle variation, on oublie vite tant la musique et la danse se fondent sans césure.
 D’autant que les décors et les costumes de Jürgen Rose, le merveilleux et dispendieux plasticien qui allait illustrer tant de ballets de Neumeier, créent un véritable enchantement par leur finesse de palette, leur opulence jamais kitsch ou ridicule, en empathie totale avec la tristesse de l’histoire contée par Pouchkine, notamment pour le terrible petit bois glacé de l’affrontement Lenski-Oneguine, où l’on pressent la mort imminente de l’écrivain mort lui aussi dans un duel, et plus tard les sombres envies suicidaires de Tchaïkovski, face aux eaux morbides de la Neva.
 

© Julien Benhamou - OnP

 
À la hauteur de l’enjeu

 
Bref, Onéguine est un chef d’œuvre, qui ne fait en rien regretter l’opéra et enrichit la danse d’un regard nouveau, polyvalent sur les personnages, qui agissent en contrepoint des grandes séquences du corps de ballet, séparant presque les solistes de leur entourage, ce qui crée vérité et tension. Un art que John Neumeier portera à son pinacle dans Illusionen et Sylvia. L’art de faire que le mouvement raconte, et aussi émerveille, car il montre que les danseurs d’une troupe réputée rebelle à ce jour, ceux de l’Opéra de Paris, savent mettre leurs exigences ou leurs caprices de côté quand l’enjeu le mérite.
 
Une passion brûlante et désespérée
 
Dire que ce spectacle est splendide n’est pas emphatique et que même si tous les interprètes n’ont pas la même envergure, il leur permet à tous d’exister et de se jeter à corps perdu dans cette brûlante arène. Pour la représentation concernée, Hannah O’Neill, toujours en progrès dramatique, fut une Tatiana sublime par la classe de son jeu délicat, la finesse de ses envolées, la sobriété déchirante de son jeu tandis que Florent Melac, idéal et odieux dandy, promenait sa noire silhouette solitaire et hautaine avec une élégance bientôt muée en passion brûlante et désespérée. Ce qui permit d’admirer notamment la perfection de ses tours en l’air, reposés dans une cinquième sans faille. Très belle idée d’avoir confié au coryphée Milo Avêque le rôle  émouvant de Lenski, où il a témoigné d’une vraie présence et d’une virtuosité dans les sauts tout à fait remarquable, tandis que la dernière élue, Roxane Stojanov, nommé étoile à Noël dernier, lui donnait la réplique avec une fraîcheur émouvante et des arabesques qui ne l’étaient pas moins !
 

© Julien Benhamou - OnP
 
Elégance souveraine
 

Et le reste de la troupe, encadrant de façon peu appuyée le déroulement de ce  drame bouleversant, a fait flotter en légèreté les merveilleux costumes de Jürgen Rose, passant des gracieuses tuniques des jeunes filles de la noblesse campagnarde aux robes chamarrées, mais point trop empesées, des grandes dames pétersbourgeoises, tandis que le beau prince Grémine, incarné par le toujours parfait Jérémie-Loup Quer, promenait sa classe et son habit de militaire de haut rang avec une élégance souveraine.

 

Vello Pähn © DR

 À la baguette, Vello Pähn, vétéran de ce répertoire, car il a abondamment dirigé à l’Opéra de Paris et à celui de Hambourg pour les ballets de John Neumeier, menait le jeu et emportait l’orchestre de l’Opéra avec la tension dramatique, la douceur parfois languide et l’emportement que nécessite ce chef-d’œuvre du romantisme noir. Une soirée où beauté, vérité et virtuosité ne faisaient qu’un.  Inoubliable.
 
Jacqueline Thuilleux
 

 
Onéguine (chor. J. Cranko / mus. Tchaïkovski)  - Paris, Palais Garnier, 17 février 2025 ; prochaines représentations les 18, 20, 21, 22, 24, 25, 26, 27, 28, février, 1er & 4 mars 2025 // https://www.operadeparis.fr/saison-24-25/ballet/oneguine

 
Photo - NB en l'absence d'images avec Florent Melac et Hannah O'Neill, le présent article est illustré avec celles d'un autre couple distribué sur ce spectacle : Hugo Marchard et Dorothée Gilbert © Julien Benhamou - Opéra national de Paris

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