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Portrait baroque - Wilhelm Friedemann Bach (1710-1784) - Le fils préféré
En cette année du troisième centenaire de sa naissance, Wilhelm Friedemann Bach, fils aîné de Jean-Sébastien et de sa première femme, Maria Barbara, n’occupe pas encore tout à fait la place qui lui revient de droit dans la hiérarchie du Concert des Lumières ; une conséquence de l’image négative entretenue à son sujet par le roman pseudo-historique de Brachvogel au XIXe siècle.
En la circonstance, la fiction a eu d’autant plus facilement raison de la réalité que l’intéressé a sans doute manqué de rigueur dans la gestion de sa carrière au quotidien. Mais sur son talent de musicien, Jean-Sébastien ne s’est pas trompé, qui à toujours vu en lui le plus doué de ses fils (c’est d’ailleurs à son intention qu’il écrivit l’Orgelbüchlein et le Clavier-Büchlein, ainsi que les premiers préludes et fugues du Clavier bien tempéré et nombre d’Inventions et de Sinfonie qui en disent long sur la virtuosité de l’élève, au clavecin comme à l’orgue. Cependant que comme compositeur, son originalité est attestée par le ton profondément neuf d’une écriture mariant une science contrapuntique hors normes à un précieux sens harmonique et rythmique.
Et pourtant, le « Bach de Halle » (nom qui fait écho au poste d’organiste qu’il occupait à la Liebfrauenkirche de cette ville, avec la responsabilité du service musical dans les deux autres églises principales de la cité) sera piégé par la légende du musicien ivrogne et peu scrupuleux ; légende inventée de toutes pièces, mais qu’il a contribué à alimenter de son vivant par un comportement bohème et un caractère devenu de plus en plus instable avec l’âge (précisons que la mort de Jean-Sébastien en 1750 le laissa en état de choc et que son mariage, l’année suivante, ne parvint pas à remplir ce vide).
Reste qu’il fut le fils préféré de son père (lequel tint à ce qu’il fît des études de droit à l’Université de Leipzig), avant d’être en 1747 son compagnon de voyage lors de la visite fameuse à Frédéric II de Prusse à Potsdam, où son frère cadet Carl Philipp Emanuel se trouvait musicien de la chapelle royale.
Aussi bien, c’est à ces liens affectifs qu’il doit d’avoir éprouvé comme compositeur deux sentiments contradictoires, l’attachement qu’il portait au style paternel n’ayant cessé de s’opposer à sa part de modernité, au coeur d’une époque qui voit le passage du style baroque au classicisme viennois, avec détours par le style galant et l’Empfindsamkeit, ce pressentiment du romantisme.
De ce point de vue, Wilhelm Friedemann semblera toujours plus imprévisible et « compliqué » que Carl Philipp Emanuel, attentif à un style plus cohérent et intégré. Pour autant, les intuitions prophétiques sont de son côté, miroir d’une personnalité visionnaire, la plus originale, assurément, de la fratrie. Jusqu’à prendre le risque de la liberté, dix-sept ans avant Mozart, en démissionnant en 1764 de ses fonctions à Halle, après de nombreux démêlés avec les autorités de tutelle et sans avoir d’autres postes en vue ; d’où la nécessité où il se trouvera de vendre plusieurs manuscrits paternels pour subsister. Un trait que beaucoup ont jugé sévèrement, mais qu’on peut interpréter comme un réflexe de survie chez un artiste déjà très fragilisé au plan mental.
Le poète d’un monde intérieur
Donnant concerts et leçons pour vivre (il eut parmi ses élèves Johann Gottlieb Goldberg, l’homme des célèbres Variations), Wilhelm Friedemann demeurera encore six ans à Halle, avant de gagner Brunswick (1770), puis Berlin (1774) où ses premiers récitals d’orgue firent l’événement, mais pour peu de temps, le contraignant alors à se réfugier dans un monde intérieur captivant, mais difficilement accessible à ses successeurs immédiats. Pourtant, Mozart fut attentif à sa musique, copiant les huit fugues dédiées à la princesse Anne Amélie de Prusse et arrangeant la dernière pour trio à cordes, assorti d’un prélude digne d’elle. Un intérêt qui témoigne de l’attrait que ce novateur-né, pionnier de la forme « sonate » et du concerto pour clavier moderne (et il y aurait beaucoup à glaner chez le chambriste auteur de Polonaises, Fugues Sonates et Fantaisies pour clavier, ou chez le musicien de cantates et d’église, sans parler des pièces pour orgue, des concertos et des symphonies aux contrastes de couleurs saisissants) a exercé sur les vrais connaisseurs.
Certes, une partie de cette œuvre est aujourd’hui perdue, mais ce qui nous en est parvenu suffit à saluer en son auteur, mort à Berlin en 1784, en laissant sa femme et sa fille dans la misère, un maître de l’urgence et de la singularité expressive. De ce point de vue, la commémoration 2010 aura fait beaucoup pour ce créateur imprévisible, mais souvent génial, si au culte égoïste des happy few et des initiés, elle substitue l’enthousiasme d’un large public.
Roger Tellart
Photo : DR
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