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Tõnu Kaljuste et le Chœur de chambre philharmonique estonien (Aix en Juin / Voix de Silvacane #1) – Arvo Pärt, panoramique et contrechamps – Compte-rendu
Invité au Festival d’Aix-en-Provence 2023 pour se joindre au London Symphony Orchestra dans l’une des prestigieuses nouvelles productions de la 75e édition – le Wozzeck de Berg dirigé par Simon Rattle et mis en scène par Simon McBurney (1) – l’Estonian Philharmonic Chamber Choir offrait, deux semaines avant la première, un prélude immatériel dans le cadre musical des concerts gratuits d’Aix en juin, et architectural de l’abbaye de Silvacane, à quelques kilomètres au nord, sur la commune chère aux mélomanes de La Roque-d’Anthéron. Avec une musique que les 25 chanteuses et chanteurs respirent naturellement : celle de leur compatriote Arvo Pärt, bientôt 88 ans et, cela se dit partout, le compositeur vivant le plus joué au monde.
Chœur professionnel fondé en 1981 par Tõnu Kaljuste (photo), à partir du chœur amateur Ellerhein dirigé par son propre père, l’Eesti Filharmoonia Kammerkoor (ESK en VO) est, sans doute avec Vox Clamantis de Jaan-Eik Tulve, la formation vocale la plus fidèle à l’esprit et à la lettre du compositeur. Sans que ce soit exclusif : un coup d’œil sur la page répertoire de leur site, d’Abélard à Webern et Whitacre a vite fait de réviser les clichés quant au splendide isolement de la musique balte. De même pour la direction du chœur puisque si le fondateur Tõnu Kaljuste, 70 ans cet été, est redevenu en 2021 son directeur musical, il avait cédé la place au début du XXIe siècle à l’Anglais Paul Hillier, puis au Néerlandais Daniel Reuss et au Letton Kaspars Putninš.
Tõnu Kaljuste et le Chœur de chambre philharmonique estonien © Kaupo Kikkas
Arvo Pärt se sent en bonne compagnie avec l’EFK, et les voix sont comme chez elles dans l’espace pur et solennel de l’abbatiale de Silvacane, tellement réverbérant qu’il faut des prodiges pour ne pas maltraiter les répertoires qui n’ont pas été conçus pour. On jurerait que celui-ci le fut. Cristal des sopranos, basses minérales, et entre les deux toutes les déclinaisons de la matière et de la lumière, les ondes et les émotions sont en parfaite osmose avec les voûtes et les murs millénaires percés de baies blanches. D’autant que – privilège de la musique en concert qu’aucun système de reproduction raisonnable ne remplace – la dynamique élargie, la balance entre les grains de voix des pupitres, l’expressivité de chaque inflexion harmonique renforcée par une conduite incarnée physiquement par Tõnu Kaljuste, sont ici d’une intensité supérieure à tous les enregistrements du chœur dans le même répertoire (2). Ainsi donc, Arvo Pärt aurait un corps en plus d’une âme… Il n’est pas seulement question pour les auditeurs – réunis sur plusieurs générations dans une église remplie jusqu’au transept – d’écouter des interprètes irréprochables mais d’entendre, profondément, la musique qu’on croyait singulière et qui s’avère plurielle d’un compositeur au demeurant insaisissable.
A l'abbaye de Silvacane ... © DR
On a tout dit d’Arvo Pärt : ses premières armes dodécaphoniques en rupture avec la musique soviétique officielle, sa conversion à l’orthodoxie, son exil et la longue jachère qui le conduit à se réinventer, au milieu des années soixante-dix, dans un style d’une simplicité proprement biblique. Un concert comme celui-ci, panoramique avec contrechamp sur une vingtaine d’années de compositions a cappella, rappelle combien a évolué le style « tintinnabuli » du retour d’Arvo Pärt à la table de composition, inspiré par l’aube de la polyphonie – celui des grandes œuvres comme Passio qui fut un choc chez nous à la fin du siècle dernier, celui du Magnificat (1989) de ce soir, aux ombres si denses qu’il aurait pu être Miserere. En s’élargissant à d’autres influences, à commencer par celles qu’induit la langue pour laquelle Arvo Pärt compose. Le contraste est saisissant avec The Deer’s Cry (2007), l’autre œuvre emblématique, la plus récente du programme, où l’on devine des manières de la contenance angloise. La suite conclusive, extraite des Kanon Pokajanen (1989-1997), chantée en slavon liturgique avec bourdon et solistes (3) évoque, selon l’imaginaire de chacun, Boris Godounov, les Vêpres de Rachmaninov ou le froid solitaire de la steppe… On peut en revanche oublier le bel canto italien naïf, voire sulpicien, de Dopo la vittoria (1996-1998), sans doute l’idée que le compositeur, qui n’est pas franchement doué pour ça, se fait de la joie malicieuse !
Accessible d’apparence par son langage qui lui vaut donc son succès, la musique d’Arvo Pärt ne l’est pas tant que cela par la spiritualité qui l’anime et l’éloigne de notre quotidien. Ce qui conduit au malentendu post-moderne : il n’est pas le faiseur rétrograde décrié par les uns, ni le prophète sauveur encensé par les autres ; seulement – et le Chœur de chambre philharmonique estonien l’a chanté à la perfection – un compositeur d’une sincérité admirable, un mystique retiré du monde et des modes de pensée d’aujourd’hui. Un petit peu plus près donc de la beauté.
Didier Lamare
La Roque-d’Anthéron, Abbaye de Silvacane, 23 juin 2023
(1) Wozzeck d’Alban Berg, du 7 au 21 juillet 2023 au Grand Théâtre de Provence.
2. Arvo Pärt. Da Pacem, EPPC dir. Paul Hillier (1 CD Harmonia Mundi 2006) – Arvo Pärt. Kanon Pokajanen, EPPC dir. Tõnu Kaljuste (2 CD ECM 1998)
3. Annika Lõhmus (soprano), Marianne Pärna (alto), Danila Frantou (ténor), Henry Tiisma (basse).
Voix de Silvacane #1, Aix en juin, Abbaye de Silvacane, La Roque-d’Anthéron 23 juin à 20 heures.
Festival d’Aix-en-Provence, du 4 au 24 juillet 2023
festival-aix.com/fr
Estonian Philharmonic Chamber Choir :
www.epcc.ee/en/
Arvo Pärt & Arvo Pärt Centre :
www.arvopart.ee/en/
Photo © Kaupo Kikkas
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