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Tristan et Isolde selon Michael Thalheimer au Grand Théâtre de Genève– Soleils noirs –Compte-rendu

 

 
Une corde, un verre d’eau, une nuit omniprésente et deux cent soixante réflecteurs, tel est le dispositif scénique de ce Tristan imprégné de Schopenhauer, tout de vide et de pessimisme. Après un Parsifal austère et sanglant, ici même en 2023, Michael Thalheimer signe un spectacle à nouveau extrémiste. Rien de spectaculaire pourtant, juste l’intime de cet amour à mort, voué d’emblée à l’échec, et désiré comme tel par des amants sans cesse tentés par le suicide et l’anéantissement ; l’unique outil pour échapper à cette lumière qui les agresse autant qu’elle assaille nos yeux.
 Isolde apparaît en robe de mariée, tirant de toutes ses forces un bloc noir qui pourrait être un bateau, ou son mariage imposé. Au troisième acte, Tristan fera de même avant de s’écrouler épuisé. Entre ces images de Sisyphe du désir, il y aura eu la distance se réduisant entre les corps après l’absorption du filtre, la dualité marquée entre le blanc du jour (robe de mariage, manteau de Marke), les ténèbres revêtant le héros, et Kurwenal, et Isolde se tranchant la gorge.

 

Elisabet Strid (Isolde) & Gwyn Hughes Jones (Tristan) © Carole Parodi 

La fragilité, beaucoup de fragilité, et assumée jusque dans les failles du chant, hante les rôles principaux. L’Isolde d’Elisabet Strid, flamme blonde, joue frénétique, expressionniste. Son ampleur vocale n’est pas celle d’une grande wagnérienne. L’aigu est trop droit et se refuse à un vibrato qui viendrait bonifier son timbre d’argent. Cependant cette Isolde trop humaine nous va droit au cœur. Le Tristan de Gwyn Hughes Jones paraît d’abord presque trop clair pour un Heldentenor, et d’une couleur bien juvénile en ce corps massif. Cela, justement, fera la beauté de son incarnation. Cet homme en souffrance ne cessera de s’extraire de lui-même, en être déchiré à qui la mise en scène va réclamer l’impossible, comme de chanter la quasi-intégralité de l’acte trois couché, comme accablé par le poids de ses chairs et de sa culpabilité. Le ténor gallois livre une prestation hallucinée, déchirante, en laquelle on croit d’autant mieux qu’il a su livrer un acte II articulé avec la finesse d’un lied. Les Wesendonck-Lieder, ce laboratoire de Tristan und Isolde, n’ont jamais été si proches.

 

Tareq Nazmi (Marke) © Carole Parodi 

 
Déjà vu et entendu à Genève dans Parsifal, le roi Marke de Tareq Nazmi est grand de stature et de chant. Son monologue, servi par un timbre profond, confortable, au souffle ample, est l’un des sommets de ces quatre heures de mélancolie austère où la moindre ombre portée fait sens. Le Kurwenal d’Audun Iversen possède le physique de l’emploi. Barbe folle, visage torturé, cheveux en bataille, d’une attention presque homophile envers son seigneur, il confère à son personnage un formidable charisme. On se souvient alors qu’il avait déjà été un épatant Zurga des Pêcheurs de perles, ici même en 2021. Chaque second rôle est de grande tenue, le Melot vêtu en jaune félon de Julien Henric, le tendre berger d’Emanuel Tomljenocu ou le Timonier de Vladimir Kazakov. Mais la grande étoile de cette production est la Brangäne de Kristina Stanek. Son costume fonctionnel, qui l’apparenterait presque à une barista, cache un timbre aux couleurs rauques, mais chaudes, et à l’amplitude énorme lorsque, placée au troisième rang de balcon, elle met en garde le couple se précipitant vers l’abîme.
 

Gwyn Hughes Jones (Tristan) & Audun Iversen (Kurvenal)  © Carole Parodi 

 
L’autre raison de la réussite de ce Tristan réside dans la fosse. Loin de tout égocentrisme, Marc Albrecht tire de l’orchestre, fastueux, de la Suisse romande, des sonorités chambristes, bien appropriées avec ce qui se joue sur la scène. Attentif à préserver comme à mettre en valeur chaque interprète, le chef allemand est aussi un magnifique serviteur du pur discours musical. Le prélude du troisième acte à la douloureuse légèreté, l’accompagnement fluide et fiévreux du duo d’amour, les blessantes âpretés de Tristan agonisant restent longtemps en mémoire. Une lecture intime qui nous a plus d’une fois évoqué le légendaire Tristan und Isolde de Carlos Kleiber avec Margaret Price et René Kollo (DG, 1982).   
 
Vincent Borel
 

 
Wagner : Tristan et Isolde – Genève, Grand Théâtre, le 18 septembre ; prochaines représentations, 22, 24 et 27 septembre 2024.
 // www.gtg.ch/saison-24-25/tristan-isolde/

Photo © 
 

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