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Tristan und Isolde au Teatro Massimo de Palerme – Du grandiose à la surenchère – Compte-rendu
Wagner dont le Tristan und Isolde fut si difficile à mettre en route sur les scènes européennes, et qui parvint enfin à le faire créer à Munich, le 10 juin 1856, grâce à Louis II de Bavière, craignait que « de bonnes représentations ne rendent l’auditoire fou », tant il en mesurait la colossale portée. Mais cela se produit rarement, et on sort heureusement indemne, mais généralement en état de choc, variable suivant la qualité des interprétations et des visions proposées. C’est donc dans une grande aventure que s’est lancé l’illustre Teatro Massimo de Palerme en la confiant au metteur en scène Daniele Menghini : production dérangeante, souvent irritante, parfois séduisante mais qui a le tort majeur de vouloir plaquer sur une œuvre d’une plénitude totale, des rajouts, des allusions historiques, des symboles dont elle n’a guère besoin, car tout est dit, asséné jusqu’au délire, et prêt à être consommé comme un philtre.
Certes, Tristan und Isolde est certainement le plus difficile des opéras wagnériens à mettre en scène. Et c’est sans doute pourquoi, tel un oratorio, il est plus souvent mieux servi au concert qu’en représentation. Mais on comprend qu’un metteur en scène, faute de pouvoir faire vivre les personnages, car ils sont monstrueusement hors normes et en même temps si humains, ait envie d’apposer sa grille de lecture comme des enluminures sur un texte déjà puissamment gravé.
Voici donc un plateau conçu comme un immense atelier, subtilement éclairé par Gianni Bertoli, avec des piliers métalliques qui évoquent ceux d’une centrale électrique, des ouvriers (marins ?) qui passent le balai, des partitions que l’on installe sur des pupitres au devant du plateau, avec le nom Wagner bien en évidence et que les protagonistes consulteront régulièrement. Un va et vient domestique, comme si on assistait à une répétition. Puis apparaît un personnage masculin filiforme, intégralement nu, porteur de grandes ailes, qui se promènera sur la scène pendant presque tout le spectacle, très lentement, car c’est un symbole ! On devine qu’il s’agit d’Eros, d’ailleurs il tient une flèche, mais tout l’opéra n’est il pas la cristallisation de la folie amoureuse ? On avait compris sans ce surlignage.
Vient ensuite la surprise : le couple va se doubler d’autres amoureux célèbres, Roméo et Juliette, car Menghini, nourri de théâtre, veut relier Wagner à Shakespeare et trouver des correspondances dans les deux drames. Là aussi, en contemplant Tristan et Isolde, passés de la tenue de monsieur et madame tout le monde à de beaux carcans Renaissance, signés Nika Campisi, et en voyant un autre Roméo grimper sur un échafaudage vers sa Juliette, on se dit que décidément, à notre humble perception, ces deux formes d’amour sont différentes, même si elles conduisent à la même fin. Pas de transfiguration mais une charge sociale pour les amants de Vérone, dont l’amour est si pur, si spontané, si jeune et si frais avant d’être écrasé, alors que celui des héros de la geste tristanesque souffrent d’un mal d’aimer qui confine surtout au mal d’être fondamental, d’un désir d’anéantissement pour fuir un monde trop petit pour eux, de faire exploser leur âme vers un infini vaguement proche de ce vide bouddhiste qui fascinait Wagner. On se souvient cependant combien, malgré des différents, Wagner admira le Roméo et Juliette de notre Berlioz, auquel il envoya la partition de Tristan avec une dédicace respectueuse. Culture, culture…
Mais on souffre, dans cette pléthore de lectures superposées sur fond d’atelier et de planches, de l’absence de la mer, du sel, de la rocaille atlantique vers laquelle vogue la nef sur laquelle se noue le drame, des étoiles scintillantes dans la nuit qui enveloppe les amants au 2e acte et les intègre au cosmos, vers lequel Isolde s’élancera, enfin libre. Difficile, évidemment de faire passer l’air du large sur un plateau. Et l’on peut se dire que finalement, même si Wagner ne l’a pas recherché et que le son en est généralement peu avantagé, des représentations de plein air de cet envol frénétique, seraient peut-être l’idéal pour en ressentir l’ultime dimension. Mais ceci est une autre histoire, et il ne convient pas d’ajouter les fantasmes du spectateur à ceux des interprètes.
Heureusement, et c’est l’essentiel, le déroulement musical et chanté de la grande fresque d’amour et de mort, fut à la hauteur de l’enjeu, avec quelques faiblesses qu’on ne pourrait qualifier de failles. D’abord grâce à la qualité de l’Orchestre du Teatro Massimo, que l’on connaît peu, et qui déploie une solidité de vents, une délicatesse de bois et un unisson de cordes absolument magnifiques, avec de parfaites interventions des Chœurs maison. Sous la baguette d’un chef peu banal, l’Israélien Omer Meir Wellber, directeur du Massimo. Riche carrière, qui l’a fortement lié au Volksoper viennois et le conduit à prendre la direction de l’Opéra de Hambourg en 2025.
Vision très particulière que celle de Meir Wellber : là où d’autres laissent respirer la phrase musicale avec ses longueurs extrêmes, et presque se suspendre dans l’immensité du duo du second acte, sa battue est constamment stressée, d’une dynamique frénétique, violemment tendue vers l’issue fatale, et menée comme un axe auquel les spirales de la mort de Tristan, par exemple, semblent accrochées. Une lecture très walkyrienne, nous a-t-il semblé, course à l’abîme plus que maelström. D’une formidable intensité dramatique et rythmique plutôt que lyrique, et assurément très prenante. Et puisqu’il faut bien employer le mot organique, si à la mode, disons que Meir Wellber fait jouer ses musiciens un peu comme Ohad Naharin fait bouger ses danseurs…
Mais pour nous bouleverser, dans cet enjeu vocal démesuré, il faut rendre hommage à la prestation nuancée, puis hallucinée du ténor suédois Michael Weinius, intelligemment retenu au 1er acte avant de laisser s’épanouir au dernier sa puissance émotionnelle et sonore, considérables. Certes, son rôle est plus gradué que celui d’Isolde, qui part d’emblée sur une scène de furie, et dont on comprend qu’elle s’y casse souvent la voix. Et là, un autre facteur émotionnel ajoutait à l’intensité de la représentation car la grande Nina Stemme, incarnation wagnérienne majeure de ces vingt dernières années, faisait ses adieux à ce rôle terrible.
La diva suédoise, soutenue à ses débuts par Birgit Nilsson, voix d’airain, qui elle ne faillit pas au cours des 208 fois où elle chanta Isolde, fut touchante, habitée, et la faiblesse dont elle témoigna dans son ascension finale n’en fut que plus émouvante. Belle et sobre tenue pour le Kurwenal d’Andrei Bondarenko, alors que Violeta Urmana ne fit pas assez ressortir le velouté poignant de l’Appel de Brangäne, même si son jeu, autant que la mise en scène statique le permettait, fut intense. Et un Roi Marke élégant, Maxim Kuzmin-Karaev, mais manquant de la profondeur vocale requise pour incarner ce personnage difficile, à la fois grondant et faible.
Aux saluts, lorsque Nina Stemme, fêtée par le plateau, a reçu son bouquet d’hommage, le public n’a pas ménagé son approbation, laissant de côté l’anecdotique pour l’essentiel. Car la musique de Wagner, là encore, est allée plus loin que ce qu’on l’on essaie d’y mettre.
Jacqueline Thuilleux
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Wagner : Tristan und Isolde – Palerme, Teatro Massimo, 29 mai 2024 // www.teatromassimo.it/calendario/
Photo © Rosselina Garbo
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