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« Une histoire en suspension au-dessus d’un abîme" - Interview de Stéphane BraunschweigPar François Lesueur
Stéphane Braunschweig, actuel directeur de La Colline à Paris, interroge depuis vingt ans les grands textes dramatiques (Brecht, Shakespeare, Ibsen, Pirandello ou Molière), tout en explorant le répertoire lyrique. L'exigence de ses approches, la sobriété de son esthétique, l'attention apportée au corps et à sa théâtralité, hérités de son maître Antoine Vitez, constituent les fondamentaux de cette forte personnalité artistique, toujours en recherche. Nous l'avons rencontré à l'Opéra Comique où il répétait Pelléas et Mélisande de Debussy, première incursion dans l'opéra français très attendue, que le public pourra découvrir du 14 au 29 juin.
Vous voici à l’Opéra Comique pour mettre en scène votre premier ouvrage français, Pelléas et Mélisande de Debussy. Quelles sensations éprouvez-vous à travailler sur un ouvrage créé ici même il y a cent huit ans ?
Stéphane Braunschweig : C'est magique (rires) ! Ce n'est pas un mot que j’emploie fréquemment, mais pouvoir répéter cette oeuvre dans la salle pour laquelle elle a été composée est extraordinaire. Cet ouvrage est d'une extrême intimité et dans cet écrin nous pouvons réellement travailler et respecter cette atmosphère. Je trouve totalement aberrant de programmer Pelléas et Mélisande dans un espace aussi vaste que La Bastille, car ici Salle Favart, il est tout à fait envisageable de trouver des nuances, d'autant qu'avec un chef comme John Eliot Gardiner, nous allons très loin dans les détails. Il ne cesse de dire aux interprètes de ne pas chanter trop fort, pour mettre en valeur les moments calmes et nuancés, qui peuvent être abordés mezza voce.
Vous auriez pu refuser de mettre en scène cette oeuvre si ce n'avait pas été dans un théâtre à taille humaine?
S. B. : Je n'en sais rien, car on ne m'a pas proposé de m'y atteler auparavant, mais quand Jérôme Deschamps m'a fait cette offre à l'Opéra Comique, je l'ai accueillie alors comme un cadeau.
Vous signez comme presque toujours, la mise en scène et la scénographie de ce nouveau spectacle. Peut-on savoir de quoi vous êtes parti pour ce projet, du texte de Maeterlinck largement influencé par Edgar Allan Poe à qui il devait « la naissance dans son œuvre d’un sens du mystère et d’une passion pour l’au-delà », ou de la musique si singulière de Debussy ?
S. B. : Il n'est pas si simple de vous répondre, car la partition de Debussy est très proche du texte de Maeterlinck ; malgré quelques coupures et une réorganisation, nous retrouvons la pièce d'origine. Dire que l'on part de Debussy et pas de Maeterlinck serait un peu exagéré, mais il est exact que Debussy a réalisé une autre œuvre. Je ne sais pas si je monterai un jour la pièce de Maeterlinck, en tout cas pas dans les mêmes décors. La musique inspire l'aspect visuel du spectacle et apporte également au texte de Maeterlinck une sorte de chair, de concrétude. Pour moi cette musique a du corps, est très sensuelle. Maintenant que je suis passé par l’opéra, l'envie de m'attaquer à la seule pièce me prendra peut être. Il est vrai que j'ai toujours aimé le Pelléas et Mélisande de Debussy, alors que j’émets des réserves par rapport au texte.
Je me sens désormais nourri par la musique qui m’a permis de découvrir cette oeuvre qui est très étonnante d'un point de vue dramaturgique. On a toujours l'impression, du fait de cette accumulation de non-dits, de ne plus savoir où elle s'ancre concrètement. Si l'on y prête attention, on perçoit la grande part de secret qu'elle recèle : il n'y a pas que du non-dit, mais également du refoulé. Il serait tout à fait envisageable de procéder à une sorte d'enquête policière, pour comprendre ce qui s'est véritablement passé en Allemonde dans les années qui ont précédé l’action. Pour quelles raisons cette histoire est-elle en suspension au-dessus d'un abîme? Lorsqu'on y réfléchi, il est impossible de ne pas y voir les fantômes shakespeariens s'y promener : Macbeth, Otello, Roméo et Juliette.
Pour un opéra comme celui-ci, était-il important que vous sachiez dès le départ qui en seraient les protagonistes, à savoir de jeunes artistes tels que Karen Vourc’h et Philip Addis ?
S. B. : Oui bien sur. Je ne connaissais pas le baryton Philip Addis qui débute dans le rôle et à Paris, mais avais découvert il y a quelques temps déjà la soprano Karen Vourc'h. J'avais toute confiance en Gardiner qui a choisi la distribution et étais ravi de réaliser cette oeuvre avec des interprètes qui ont l’âge des rôles, pour travailler sur la jeunesse et l'innocence des personnages.
Pelléas est une œuvre qui résiste au temps, aux modes et à tous les traitements : avez-vous été marqué, en tant que spectateur, par une version en particulier, parmi celles de Vitez, Strosser, Wilson, Stein, Sellars ou récemment Pelly ?
S. B. : J'ai vu la version de Pierre Strosser en vidéo qui est très intéressante, car on y trouve une vraie vision de la pièce, même si celle-ci est fort éloignée de ma conception. Celle de Peter Stein souffre selon moi de son aspect léché, qui ne rend pas l’oeuvre totalement accessible. Il s’agit d'un spectacle brillant, mais au fond je ne pourrais pas dire ce qu'il raconte vraiment. Je me souviens assez mal de la proposition de Peter Brook aux Bouffes du Nord, avec deux pianos, mais c'est finalement la version dont je conserve le meilleur souvenir. Il s'agissait d'Impressions de Pelléas. Il y régnait une atmosphère singulière, propre à ce lieu, qui était renforcée par la simplicité de la mise en scène. Je voyais Pelléas pour la première fois, mais cette impression fascinante est justement restée la plus marquante ; j'en garde des sensations étranges, ainsi qu'une théâtralité qui partait des corps.
Chez Stein tout est trop opératique alors que Debussy a écrit cette partition contre le grand opéra traditionnel, tant sur le plan de la vocalité que de l'orchestration et du livret. Il a lancé un pavé dans la mare du grand opéra du 19ème. De fait si la mise en scène est trop opératique dans son esthétique, la légèreté fait défaut. Pelléas et Mélisande peut être réalisé avec très peu de moyens et il faut laisser la musique et les chanteurs s'exprimer, orienter la vision du spectacle pour qu’il dispose d’une meilleure écoute de la musique.
Outre les lieux plein d’histoire où vous vous produisez, vous vous retrouvez pour la première fois aux côtés de John Eliot Gardiner : qu’attendez-vous de sa contribution musicale ?
S. B. : .... Je pense que cela va être assez étonnant, surtout lorsque l'orchestre va arriver ! Ce seront des instruments anciens, ce qui n'est pas habituel, que Gardiner a prévu de disperser dans la fosse pour éviter de regrouper les musiciens, comme Debussy l'avait souhaité. Nous allons donc forcément entendre des choses surprenantes, les timbres seront moins fondus ce qui attise ma curiosité. Gardiner est très présent pendant les répétitions, très soucieux du sens de la vocalité, des intentions, nous discutons tout (rires). Il est en perpétuelle recherche pour que ce soit juste et pas conventionnel. Je pense qu'il connait l'œuvre pour l'avoir dirigée avec Strosser, mais il ne l'avait pas reprise. Tout en la connaissant, il est très heureux d’y revenir dans de bonnes conditions.
Après vous être frotté au Ring de Wagner à Aix-en-Provence, est-il plus simple ou plus compliqué de s’attaquer à un drame symboliste, intimiste et poétique tel que Pelléas ?
S. B. : Ah oui ça change effectivement. Comment dire... il est impossible de ne pas y penser. Ce qui est drôle c'est que Gardiner, qui n’aime pas du tout Wagner, passe son temps à dire que c'est le meilleur antidote. Debussy a été profondément marqué par Wagner, on ne peut donc pas seulement dire que Pelléas soit son antithèse. Certes Debussy s’en est démarqué, mais on pense fréquemment à Tristan et Isolde en écoutant Pelléas et cette femme très « fin de siècle », qui porte en elle toute une part de mystère en est proche. L'univers musical est différent, mais pas non plus si éloigné. La question cruciale dans Pelléas et Mélisande tourne autour de l'axiome : comment retrouver l'innocence ? Mélisande l’a perdue avant d'arriver dans le royaume d'Allemonde, Pelléas va la perdre pendant la pièce. Mélisande va donc rechercher avec Pelléas une zone d'innocence où le rapport avec l'homme serait un rapport où le désir serait là, mais ne s'accomplirait pas. Et cela existe chez Wagner et ô combien dans le Ring, dans Tristan ou dans Tannhäuser. La question de l'innocence, du désir innocent est très présente.
Est-il nécessaire selon vous de goûter à la musique de Debussy, à ses mélodies, à son œuvre pianistique et symphonique pour mieux percer le mystère de Pelléas ?
S. B. : Très franchement je n’ai pas beaucoup écouté Debussy, mais ponctuellement j'ai entendu sa musique et ce qui me frappe toujours c'est qu'il suffit de cinq mesures pour l’identifier. Son univers musical, son langage sont extrêmement forts et nous indiquent que l'on arrive sur une certaine planète, celle-ci et pas une autre.
Antoine Vitez est mort il y a vingt ans ; en tant qu’ancien élève, qu’avez-vous retenu de son legs et si héritage il y a, qu’avez-vous jusqu’à maintenant perpétué de son enseignement dans votre travail ?
S. B. : J'assume très franchement de son héritage l'aspect pédagogique, une manière d'enseigner, de transmettre aux autres que j'ai beaucoup pratiqué quand j'étais à l'école du TNS. Il nous a donné le goût de cette transmission et je poursuis cette histoire lorsque je me trouve dans cet espace.
Antoine Vitez a laissé peu de mises en scènes lyriques, à la différence de sa contribution théâtrale : Macbeth, Otello, Orfeo, Voix humaine et un fameux Pelléas. L’avez-vous entendu parler d’opéra et de la conception qu’il en avait et si oui qu’en avez-vous gardé ?
S. B. : Non c'est dommage, je n'ai jamais eu l’occasion d’assister à l’un de ses spectacles lyriques, uniquement des photos. Il est curieux que vous me posiez cette question, car Vitez est associé à mon parcours théâtral, alors que mon parcours d'opéra a débuté après sa mort. J'ai toujours aimé écouter des opéras, mais quand j’étais son élève je n'imaginais pas du tout que l'on puisse me proposer un jour d’en mettre un en scène. Si j'avais eu un tel projet en tête je lui en aurais parlé et lui aurais posé des questions, ce qui n’a pas été le cas. Je n'ai pas de souvenir en tout cas. Comme il était entouré de ses collaborateurs habituels, Iannis Kokkos, Patrice Trottier, son esthétique ne devait pas être éloignée de ce qu'il faisait au théâtre. Il en a fait peu et tard dans sa carrière, mais Pelléas et Mélisande était une oeuvre pour lui, qui devait bien lui correspondre, car il appréciait Maeterlinck. Mais à bien y penser, même dans ses écrits il y a finalement peu de choses sur l'opéra.
Contrairement à lui qui a remis plusieurs fois sur le métier des textes « fondateurs », comme Electre par exemple, vous n’êtes revenu pour le moment qu’à Woyzeck de Büchner. Y avez-vous réfléchi et vous sentez-vous prêt à cette pratique ?
S. B. : Non, je n'ai pas envie de refaire des oeuvres déjà travaillées, même le Wozzeck de Berg ne me pousse pas à revenir sur ma mise en scène. Je m'étais posé la question pour La Flûte enchantée que j'ai réalisée à Aix en 2000, car même en gardant son concept, les technologies ont tellement évoluées qu'il aurait été concevable de s'y attaquer autrement. Mais en fait, il est plus intéressant de s’attaquer à de nouvelles oeuvres, cela fait grandir.
En 1993, la première fois que je vous ai interviewé lorsque vous montiez Le château de Barbe-Bleue au Châtelet, vous m’aviez assuré que vous vouliez absolument rester metteur en scène de théâtre et que l’opéra était pour vous une parenthèse, ne désirant pas y consacrer votre vie. Outre que les faits ne vous ont pas entièrement donné raison, quelle est votre réaction dix-sept ans plus tard ?
S. B. : C'est à peu près vrai! Je ne sais pas dans quels termes j'ai dit cela, mais ma vie se passe au plus près du théâtre : je dirige un théâtre, le théâtre est mon quotidien, alors que l'opéra est un peu plus comme une parenthèse dans ce quotidien. Si je montais quatre nouveaux opéras par an, ce serait différent, mais lorsque l'on se retrouve sur un plateau d'opéra on parle italien, anglais, allemand, on se voit pendant cinq semaines, puis tout s'arrête, ce sont des espèces d'îlots dans l'espace temps. Il est vrai que j'ai trouvé mon rythme avec un opéra et une pièce par an, parfois un peu plus avec les reprises. Mais seuls les nouveaux spectacles comptent ; mon idéal serait un spectacle de théâtre et d'opéra par an.
Après Lulu de Wedekind en novembre et décembre à La Colline, vous retrouverez Mozart au TCE en juin prochain pour Idomeneo. Qu’est-ce qui vous attire dans cette œuvre qui succède, dans votre itinéraire, à Die Zauberflöte ?
S. B. : Michel Franck m’a fait cette proposition que je n'ai pas su refuser. Il m'est arrivé de décliner des offres, notamment à Stéphane Lissner qui voulait que je réalise Les Noces de Figaro alors que je préférais La Flûte enchantée. J'adore la partition des Noces mais à l'époque, le livret m'ennuyait totalement. Je le ferai sans doute volontiers car nous changeons. Vous n'aimez pas Idomeneo ?
Si, mais c'est extrêmement difficile à mettre en scène, non?
S. B. : Oui, mais c'est un très bel opéra ; il ne faut pas le donner dans son intégralité, avec le ballet (rires). La mise en scène doit aider à l'écoute de la partition. Mais que c'est profond ! Il y a des choses extraordinaires, je suis assez excité de le faire, même si je ne sais pas encore dans quelle direction l’œuvre va me mener ; c'est mon premier seria, mais celui-ci se situe entre le baroque et les opéras réalisés en collaboration avec Da ponte. Ayant toujours été méfiant vis a vis du baroque, je suis ravi de pouvoir m’en approcher grâce à cet Idomeneo, de « transition ». Tous les récitatifs accompagnés sont splendides et possèdent une grande théâtralité.
Après le CDN Orléans-Loiret (1993-1998), le TNS (2000-2008), vous voici directeur de La Colline. Etes-vous un homme comblé et sinon quel autre poste serait susceptible de vous satisfaire ?
S. B. : Je goûte sincèrement au présent. J'espère pourvoir rester le temps nécessaire à La Colline pour pouvoir y développer le projet. Les métiers que nous exerçons sont compliqués car nous ne savons pas ce que nous ferons dans plusieurs années, ni ce qui nous fera envie. Je n’aurai peut être plus le goût de diriger un lieu dans dix ans, ou ne voudrais plus faire de mise en scène. Je n’en sais rien aujourd’hui. En ce moment mon horizon ne va pas au-delà de deux ou trois ans.
Vous mettez en scène des ouvrages lyriques et dramatiques, seul le cinéma manque encore à l’appel. Pensez-vous y venir un jour ?
S. B.. : Il y a quelques années je vous aurais répondu non, aujourd’hui je serai tenté de dire pourquoi pas, mais il me faudrait avoir le temps d'écrire et d'y penser, ce qui n'est pas facile à obtenir. En tout les cas cette idée m'intéresse. Dans cinq ans j'aurais peut être envie de m’octroyer du temps libre. Nous verrons.
Propos recueillis par François Lesueur, le 1er juin 2010
Debussy : Pelléas et Mélisande
Du 14 au 29 juin 2010
Opéra Comique
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