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Une interview de Béatrice Uria-Monzon – Nouveaux horizons
De passage à Barcelone pour une reprise de la Carmen conçue par Calixto Bieito(1), qui sera peut être son ultime incarnation de la célèbre gitane, Béatrice Uria-Monzon a répondu à nos questions, dans sa loge, moins de deux heures avant d’entrer en scène. Au faîte de sa carrière et de ses moyens, la cantatrice nous a bien sûr parlé de ce personnage dont elle est indissociable depuis plus de vingt ans, tout en évoquant de prochaines prises de rôles pour le moins étonnantes.
La dernière fois que nous nous sommes parlé (2), vous m'aviez dit que vous n'accepteriez de chanter Carmen que si la proposition scénique valait vraiment la peine ; depuis cette date est arrivée la production de Calixto Bieito que vous avez interprétée à plusieurs reprises à Barcelone avec Alagna en 2011, puis à Venise en 2013 et que vous reprenez actuellement au Liceu. Pourquoi y êtes-vous tant attachée ?
Béatrice URIA-MONZON : Il s'agit d'une production qui va à l'encontre de toutes les idées que l'on peut avoir de Carmen, loin de tout folklore, de toute facilité, certes de manière extrême sans craindre d'aller vers la violence, la sexualité, la drogue, l'alcool. Tout y est excessif, mais quand on regarde de près cette histoire, elle a tout d'un fait divers comme on en voit chaque jour dans la presse. Si on l'écrivait de nos jours, elle pourrait se passer dans les banlieues nord de Marseille, où des bandes rivales se tuent à la kalachnikov. Sur scène nous voyons des Mercédes, assistons à une certaine brutalité, due à l'argent que rapporte les trafics, bref nous sommes confrontés à une intrigue moderne. Ce que j'aime dans cette mise en scène c'est ce qu'elle suscite chez les jeunes qui en sortent véritablement remués, pas choqués comme certains peuvent l'être, mais interloqués, car ce spectacle pose des questions, touche, émeut. Tout fonctionne, même si la lecture va loin. Je préfère cela à certaines adaptations où les aspects les plus noirs sont édulcorés juste pour rendre le propos plus sympathique, ou plus joli.
J'aime que le public sorte en s'interrogeant. C'est en cela que le travail de Calixto me plaît, car il respecte l’œuvre, ne la dénature pas, tout y est logique. On y trouve de l'humour au moment du trio des cartes, où les filles se chamaillent, de la poésie avec de très belles images, comme celle du torero qui répète nu dans la nuit. L'histoire, même transposée dans les années soixante-dix en Espagne, demeure actuelle, les mulets ayant été remplacés par des voitures et les cartons Sony étant passés en contrebande, mais rien n'y est gratuit. Je suis ravie que cette production soit présentée prochainement à Paris avec Clémentine Margaine dans le rôle-titre.
Votre manière de vivre de raconter au public un rôle tel que Carmen change-t-elle dès lors que vous la partagez avec un orchestre et un chef différent ?
B. U.-M. : Oui, forcément, ici Ainars Rubikis, tout jeune chef letton qui ne doit pas avoir dû beaucoup diriger l'œuvre, vu son âge, possède une très belle sensibilité. Nous avons eu parfois des idées opposées sur certains tempi que je ne sentais pas et je suis quelqu'un d'ouvert, mais là ce qu'il proposait était vraiment inconfortable, alors nous avons discuté et je dois avouer qu'il s'est rangé de mon côté en y trouvant, il me semble, un certain plaisir. Il est très doué vous verrez.
Cette reprise est l'occasion de revenir à nouveau sur la scène du Liceu. Quelles sont ses particularités, ses spécificités par rapport aux salles que vous avez l'habitude de fréquenter ?
B. U.-M. : Quand on revient comme moi pour la cinquième fois dans un tel lieu, après Hamlet, Tannhäuser et plusieurs Carmen, on éprouve forcément un plaisir différent, car on connaît les équipes et l'on se sent presque « comme à la maison ». J'apprécie le fait de me retrouver dans un théâtre où je connais les gens, dans une ville très agréable. Travailler dans ces conditions ne peut que procurer du bien-être. Le plateau est vaste, la salle semble immense mais la Bastille est autrement plus démesurée.
En quoi le fait d'avoir abordé il y a peu le rôle de Tosca, une proposition qui vous a été faite par Raymond Duffaut et qui vous inquiétait un peu, a modifié votre parcours artistique ?
B. U.-M. : Tosca n'est pas arrivée comme ça du jour au lendemain, Santuzza, Didon, Chimène lui ont ouvert la voie et m'ont menée vers le soprano. Mais vous savez quand j'étais jeune chanteuse, je vous l'ai peut être dit, je me demandais si je n'étais pas soprano. Evidemment j'ai chanté Carmen, le physique et la voix ont fait le reste et il a été facile de me coller une étiquette, même si j'ai prouvé que je pouvais chanter autre chose. On se souvient surtout de moi dans Carmen ! Je ne suis donc pas passée de Carmen à Tosca comme cela, mais ce rôle est magnifique, j'aime beaucoup cette femme que j'essaie de défendre car je suis agacée lorsque je lis qu'elle est presque malade de jalousie, ou qu'il s'agit d'une hystérique. Je n'aime pas ce genre d'excès, c'est tellement facile, alors qu'il suffit de lire le texte et de connaître les femmes pour voir les nuances. Il faut une logique, elle arrive, demande à Mario pourquoi la porte était fermée ? Mais il y a mille façons de dire cela, sinon on part sur le conflit et non sur l'amour. Elle a tellement confiance en son amant qu'il est impossible qu'elle entre comme une furie, sinon plus rien n'a de sens. De son côté Mario l'appelle « Mon amante inquiète » car il la connaît, il sait qu'elle ne recherche que l'amour. Elle veut qu'il connaisse son tourment. C'est un duo d'amour et pas autre chose. Plus tard, face à Scarpia, elle ne peut pas imaginer un seul instant avoir été trompée.... Je pense avoir encore beaucoup de choses à exprimer avec cette partition.
D'un point de vue technique, comment faites-vous désormais pour passer de Carmen à Tosca, tout en maintenant à votre répertoire Eboli, après avoir abordé Chimène, Cassandre et Didon, Margared du Roi d'Ys, Cléopâtre et Laura de La Gioconda ? Avez-vous du procéder à certains aménagements ?
B. U.-M : C'est difficile à expliquer ! Vous faites allusion à Cléopâtre, voilà justement un problème qui se pose lorsque nous signons des contrats longtemps à l’avance : j'avais accepté ce rôle deux ans auparavant, mais entre-temps ma voix a beaucoup changé et arrivée à l'échéance, je ne pouvais plus le chanter ; Raymond Duffaut était extrêmement déçu, ne trouvait personne pour me remplacer et j'ai finalement respecté mon contrat, sachant pertinemment que je n'allais pas être au mieux de ma condition. J'ai cependant refusé de me mesurer à Dalila aux Chorégies d'Orange ! Je ne chante plus Carmen de la même manière, ce qui est perturbant car je me souviens par exemple qu'autrefois le trio des cartes était plus sombre, que j'avais tendance à le noircir, alors qu'aujourd'hui non : mes repères ont changé en vingt ans. J'aborde désormais cet air de façon plus claire, car ma voix s'est déplacée vers l'aigu ; inutile de vous dire que j'ai du travailler comme une folle pour rétablir ce phénomène et savoir où je devais mettre chaque son. J'ai dû pour ce faire remuscler mon larynx, ce qui me permet aujourd'hui de ressentir plus de confort dans certains passages. C'est très étrange.
Après Tosca, il semblerait que Lady Macbeth soit programmée : vous n'avez décidément pas peur des challenges !
B. U.-M. : Et oui, mais vous savez, et n'y voyez aucune prétention de ma part, si vous regardez le répertoire défendu par Shirley Verrett qui a interprété La Favorite, Eboli, Macbeth, Didon... on y voit des similitudes avec le mien. J'espère pouvoir chanter Macbeth correctement, car le contrat est signé : ce sera à Bruxelles en 2016. Tous mes proches ne cessent de me rappeler que la partition comporte un ré bémol, mais ce n'est pas la seule difficulté. Parfois je me demande cependant si on connaît vraiment ma voix. Je ne peux bien sur pas mettre la charrue avant les bœufs, mais en tout cas aujourd’hui, chez moi, le rôle ne me pose pas de problème insurmontable. Et j'ai d’autres projets qui vont vous surprendre, comme celui d'Adriana Lecouvreur par exemple. Le maestro Carminati avec lequel j'ai interprété Laura dans La Gioconda, un rôle écrit pile pour ma tessiture, m'a dit qu'il m'imaginait dans Adriana Lecouvreur. Nous l'avons ainsi travaillé et comme il a dirigé cet opéra plus de 300 fois, il m'a encouragé à chanter le rôle-titre, chose que nous devrions faire à Saint-Etienne.
Sera-t-il facile pour vous d'abandonner ce qui aura été le rôle de votre vie, je veux parler de Carmen bien sûr ?
B. U.-M. : C'est amusant car j'ai eu mon agent tout à l'heure au téléphone, qui m'a rappelé que cette production était ma dernière, ce que j'avais oublié. Après Barcelone, je n'ai plus aucun contrat pour chanter une autre Carmen ; rien ne dit que je ne vais plus la retrouver, mais j'ai 51 ans et je ne pense pas devoir continuer ce rôle jusqu'à un âge trop avancé. J’espère cependant ne pas l'abandonner totalement car j'aimerais dans les années qui viennent, prendre le temps d'enseigner certaines œuvres que je connais bien, ce qui me fait croire que Carmen reviendra forcément.
Avez-vous déjà pensé la mettre un jour en scène ?
B. U.-M. : On ne me l'a jamais proposé en tout cas. J'aurais certainement des idées, pas forcément originales, mais logiques : pourquoi Mercédes et Frasquita ne sont-elles jamais présentes au premier acte, car elles devraient être cigarières, comme Carmen ? Ailleurs il y a des choses qui me chagrinent, par exemple le trio des cartes qu'il faudrait mieux amener pour éviter qu'il ne tombe comme un cheveu sur la soupe. Mais vous savez, j'aurais la trouille, je ne suis pas si courageuse car j'ai conscience qu'il s'agit là d'un autre métier. Avec un bon assistant, pourquoi pas, une collaboration avec quelqu'un d'expérimenté m’intéresserait.
Propos recueillis par François Lesueur, le 29 avril 2015
(1)www.concertclassic.com/article/carmen-au-liceu-de-barcelone-tous-les-visages-de-carmen-compte-rendu
(2)www.concertclassic.com/article/une-interview-de-beatrice-uria-monzon-chanter-nest-pas-quelque-chose-danecdotique
Photo © DR
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