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Une interview de Frédérique Gerbelle, directrice de Céleste Productions (Les Grandes Voix / Les Grands Solistes) – Tout pour la voix
Derrière ce qui est devenu en quelques années une véritable institution, ce qu’est indiscutablement la série Les Grandes Voix, se cache une femme, Frédérique Gerbelle (photo), directrice de Céleste Productions, qui compose chaque année avec passion de minutieux programmes musicaux. Cette musicienne de cœur et d’esprit, fervente prêtresse du récital chant et piano et du concert sous toutes ses formes, a répondu à nos questions en nous faisant partager ses coups de cœur pour une activité sans cesse renouvelée. Prochains rendez-vous, le 28 mai à la Philharmonie de Paris, avec le Stabat Mater de Rossini, chanté par Sonya Yoncheva entre autres, et dirigé par Domingo Hindoyan à la tête de l’Orchestre de chambre de Paris.
A l’origine des Grandes Voix, tout le monde ne le sait peut-être pas, il y a Céleste Productions, société de production active dès 1991, grâce à laquelle Jean-Pierre Le Pavec, ancien directeur du Festival de Saint-Denis, a pu poursuivre le principe des célèbres Lundis musicaux de l’Athénée qui venaient de prendre fin. A quel moment avez-vous rejoint cette équipe et quelles fonctions y occupiez-vous?
Frédérique GERBELLE : J’ai intégré cette toute petite équipe en 1991 pour m'occuper de la rédaction des programmes, de la relecture des textes et de quelques recherches d’ordre général en tant que stagiaire, non rémunérée au départ.
Quel avait été votre parcours jusque-là et quelle place tenait la musique dans votre vie et dans votre cursus ?
F.G. : J'ai toujours fait de la musique en amateur ; dans ma famille ma mère jouait du violon, sa sœur de la clarinette, mon frère et moi jouions du piano. Nous avons évolué dans un univers musical, mais mon grand-père d'origine italienne, qui était resté trois ans à Milan lorsqu'il était soldat, me racontait qu'il s’était régulièrement rendu à la Scala à cette époque. Il connaissait tous les grands airs de Verdi par cœur et se souvenait que le public chantait dans les rues après les spectacles. Il était autodidacte mais s'accompagnait au piano en chantant. Ma mère envisageait la musique et la culture en général de façon plus bourgeoise : il fallait pratiquer la danse et la musique, alors que mon grand-père vivait la musique plus naturellement. Nous sommes allés au concert, au théâtre car ces activités faisaient partie de notre éducation ; mais aussi bien Brassens à Bobino, que du classique à Pleyel.
Après le départ de Jean-Pierre Le Pavec vous avez géré la partie artistique et économique des Grandes Voix. Avez-vous toujours eu à l’esprit l’envie de programmer une série de concerts avec des célébrités et de nouveaux talents, ou est-ce quelque chose qui s’est imposé progressivement ?
F.G. : En 1995 j'ai enfin été salariée, avant de prendre des parts dans la société et me suis occupée du fonctionnement ; j'ai mis les mains dans la production, tandis que Jean-Pierre conservait la partie artistique grâce à ses contacts et à son réseau. A moi revenait l'organisation, dont j'ai appris les principes sur le tas. Il a finalement décidé de quitter la société, faute de pouvoir répondre à toutes les demandes auxquelles il devait faire face, ce qui m'a permis de proposer des choses car je commençais à m'émanciper : j'ai ainsi pris la place que l'on m'avait laissée. Jean-Pierre Le Pavec proposait des récitals pour piano et voix qui fonctionnaient encore assez bien, mais j'ai senti que cela commençait à s’épuiser. Le Théâtre des Champs-Elysées (TCE) est une grande salle qu'il fallait remplir et j'ai donc dû trouver des solutions pour renouveler ces saisons, tels que les récitals avec orchestre, puis j’ai développé l'opéra en version de concert et proposé des oratorios : c'était indispensable. Bien sûr j'ai toujours aimé et défendu la mélodie ; les airs d'opéra accompagnés au piano m'on toujours plu, même si maintenant on les regarde avec un certain mépris...
Juan Diefo Flórez © Decca - Josef Gallauer
Avant d’évoquer les artistes avec lesquels vous entretenez une vraie relation de confiance, comment avez-vous fait pour lutter contre ceux qui pensaient la forme du récital obsolète et comment êtes-vous parvenue à vous imposer dans le paysage culturel parisien où la concurrence a toujours été forte ?
F.G. : C'est assurément grâce au réseau que je suis parvenue à me constituer, en allant voir des gens, en les rencontrant, en me déplaçant, moins maintenant. Construire son réseau, devenir une interlocutrice privilégiée, créer des liens avec certains artistes découverts très tôt, m’a permis de gagner en confiance et de construire, avec certains, une vraie relation de fidélité, sans toutefois instaurer un système d’exclusivité, car je n'en ai jamais eu les moyens. Prenons l'exemple de Juan-Diego Flórez qui n’a guère été présent à l'Opéra de Paris depuis La fille du régiment en 2012 : ceux qui veulent l'entendre doivent se rendre à l'étranger ou le retrouver à Paris en version de concert comme récemment dans Manon, qui marque son envie d'explorer de nouveaux répertoires. J’ai réussi à le faire venir au TCE dans un nouveau rôle et nous avons en quelque sorte « essuyé les plâtres », puisqu'il va interpréter Des Grieux à la fin du mois à Vienne. Les échanges que j'ai pu développer avec certains artistes et que j'essaie de créer avec des jeunes sont très positifs et permettent de proposer une alternance nécessaire.
Si au départ le TCE s’est imposé comme votre salle de référence, vous n’avez cessé d’en proposer d’autres. En fonction de quels critères ces choix ont-ils été effectués ?
F.G. : Le TCE est notre salle historique, celle qui correspondait le mieux à nos besoins, car à l'époque il y avait peu de récitals ; aujourd'hui la programmation est très complète. Après nous avons toujours essayé de trouver des espaces moins grands, puis nous sommes allés avec plaisir à Pleyel pour trouver une alternative. J'aime le TCE, nous nous y sentons chez nous et on nous le fait sentir. Je suis proche de Michel Franck, j'assiste à tous les opéras qu'il présente et suis heureuse de collaborer avec un ancien collègue. Après Pleyel, que je regrette, car nous avions un public formidable là-bas, nous sommes allés assez naturellement à la Philharmonie. N'oublions pas qu'en tant que productrice, je dois louer la salle et qu'il me faut veiller à ne pas trop dépenser : Gaveau est un lieu que j'aime beaucoup et auquel les artistes sont attachés. J'y ai programmé Joyce DiDonato il y a quelques années et nous avions vendu, malgré sa notoriété, 230 places. Je me suis par la suite rapprochée de Philippe Maillard pour coproduire des spectacles. Remettre du récital avec piano là-bas serait idéal, mais pas facile. Je me souviens avoir programmé un récital d'Anna Netrebko qui avait assez bien marché avec des places un peu plus chères bien sûr, car ma société n'est pas subventionnée. Je suis parfois soutenue par des sponsors sur certaines opérations et cela m'aide, mais l'opéra est de loin celui qui rafle la mise.
De quelle manière procédez-vous pour trouver les perles de demain ? Etre jurée de concours est-il un moyen ?
F.G. : Pas vraiment ! J'ai été invitée récemment à participer à un Concours Rossini car c'est mon répertoire de prédilection, celui que je peux programmer car il ne requiert pas d’orchestres trop importants et parce que le répertoire est magnifique. Sinon je ne suis pas une habituée. J'aime être spectatrice, mais sans devoir juger ; je vais écouter, repérer, sans être jurée. Je viens de décliner une invitation à cause de mon emploi du temps, mais aussi parce que je ne suis pas particulièrement fan de cette fonction.
Joyce DiDonato © joycedidonato.com
Comme son nom l’indique, les Grandes voix permettent au public de retrouver chaque année la crème des artistes : Flórez, Netrebko, Yoncheva, Kaufmann, Bartoli … Que faut-il pour être adoubé et quels sont vos points forts pour attirer ces artistes?
F.G. : Je pense qu'ils sont bien accueillis, bien écoutés, car je les suis sur des projets même s’ils sont compliqués, comme celui qui tenait très à cœur à Joyce, intitulé « War and Peace », qui n'était pas évident et que j'ai pourtant programmé. Je suis là pour ça et lorsque des artistes sont en demande je me dois de leur répondre. J'accompagne bien sûr les sorties de disques car il faut jouer le jeu, c'est la base. Mais vous avez sans doute constaté que nous avons beaucoup cherché à renouveler ces artistes, car au départ nous avions surtout Barbara Hendricks, Teresa Berganza et José Van Dam. Il faut être capable de flairer avant tout le monde les talents de demain et c'est ce que je fais avec Elsa Dreisig que l'on va entendre à plusieurs reprises l'an prochain. Sa carrière est déjà très intéressante, c'est un tempérament, une personnalité solaire qui croque la vie.
Quels sont les artistes dont vous rêvez et que vous n’avez toujours pas réussi à programmer ?
F.G. : Je rêve depuis longtemps de programmer Klaus Florian Vogt en récital, mais je sais que le public ne suivrait pas. J'aurais voulu accompagner davantage la carrière de récitaliste de Ludovic Tézier, mais n'y suis pas arrivé. Bryn Terfel avec lequel j'ai travaillé, n'a pas rencontré le succès escompté et je le regrette. Il faut aussi que les artistes donnent un peu d'eux-mêmes, acceptent de faire des interviews, de passer à la radio et à la télé, ce que certains refusent alors qu'ils sont drôles et sympathiques, comme Bryn, qui n'a pas eu envie de se forcer. Parmi les femmes il y a Anita Rachvelishvili, avec laquelle j'ai un projet de récital à Paris. J'aurais aimé avoir Javier Camarena mais je l'ai raté et il va à la Philharmonie. Je suis heureuse de pouvoir également produire un ténor comme Benjamin Bernheim qui aime le récital. Mais rares sont ceux qui peuvent remplir de grandes salles sur leur nom.
Les Grandes Voix sont-elles un concept exploitable à l’étranger ?
F.G. : Le nombre de séries qui s'appellent aujourd'hui « Great Voices », sans mon accord, est impressionnant ! Mais vous savez, à l'exception de cinq ou six noms ; après il y a aussi une question de territoires, ce qui limite les choses : on risquerait de tourner toujours avec les mêmes artistes.
Les Grandes Voix pourraient-elles s’accompagner d’une version festival en été ?
F.G. : Non, car les salles ferment en été à Paris, en raison des 35 heures, ce qui est compliqué à gérer ... et imaginer un concept en extérieur m'obligerait à toucher une autre cible, à m'adresser à un autre public.
Depuis quelques années les grandes institutions ont diminué les récitals, permettant à de nouveaux venus comme L’Instant Lyrique d’éclore dans des lieux à faible jauge certes, mais à des tarifs peu élevés. Quel regard portez-vous sur ce que l’on peut appeler une tendance et comment voyez-vous son évolution ?
F.G. : Ce qu'ils font est très bien : la jauge d’Eléphant Paname est plus petite, mais l'idée est excellente, nous sommes d'ailleurs liés ; j'y vais souvent, le développement est bon et les choix artistiques courageux et de qualité. Nous pourrions même imaginer d'autres salles, car j'ai un souvenir d'un récital donné par Stanislas de Barbeyrac qui était terrible, faute de place et d'une bonne acoustique. La jauge de Gaveau serait parfaite à mon avis. Je suis attentive à leur programmation car nous nous complétons bien malgré la faible communication et la pauvreté de l’affichage, difficulté que nous avons également.
Anna Netrebko © Dario Acosta
Avant de découvrir la prochaine saison, je voulais vous poser une question sur Véronique Gens, l’une de nos grandes voix françaises qui a déclaré ce mois-ci dans les colonnes d’Opéra Magazine : « Vendre un récital de mélodies reste très difficile en France ; les directeurs sont encore timides, il leur faut éviter des salles vides et je les comprends ; quant au public il est relativement restreint. » Pourquoi de nombreux artistes qui aimeraient défendre davantage la forme récital souffrent-ils de n’être pas suffisamment sollicités ?
F.G. : Mais parce qu’il n'y a pas le public et pas de salle idéale non plus. Je voudrais transformer Gaveau en Wigmore Hall, mais ce n'est pas facile. Et parmi les chanteurs français n’oublions pas que certains demandent des cachets très importants. Nous trouvons parfois des arrangements, mais surtout pour lancer une carrière.
Un mot sur votre prochaine saison qui commence dès le 20 juillet avec un concert Verdi donné aux Chorégies d’Orange, une nouveauté. Qu’est-ce qui vous satisfait le plus dans ce programme ?
F.G. : C'est exceptionnel en effet. Je travaille régulièrement avec Jean-Louis Grinda car j'accueille souvent des productions en version de concert et nous avons eu de nombreux échanges. Anna Netrebko étant disponible, ce qui est rare, nous avons pu concevoir ce rendez-vous avec des coproducteurs anglais et profiter de l'occasion pour que sa présence coïncide avec le 150ème anniversaire des Chorégies. Elle et son mari, Yusif Eyvazov, forment un couple phare très sympathique, curieux et talentueux. Je suis parfois peinée par des artistes avec lesquels il n'y a pas de communication, ce qui n’est pas le cas avec eux. Je suis ravie de programmer à nouveau Elsa Dreisig la saison prochaine, même si les Quatre derniers lieder sont un peu frustrants et j'avoue que je suis très fière de la collaboration que j'ai pu construire avec Jonas Kaufmann : il n'avait pas encore interprété son programme d'airs français en France et je suis heureuse d'y être associée pour l'accompagner à Bruxelles, à Paris et à Bordeaux.
Propos recueillis par François Lesueur le 25 avril 2019
Site des Grandes Voix/Grands Solistes : lesgrandesvoix.fr/
Rossini : Stabat Mater
28 mai 2019 – 20h30
Paris – Philharmonie ( Grande Salle Pierre Boulez)
lesgrandesvoix.fr/portfolio/stabat-mater-rossini-philharmonie-28-mai-2019/
Photo © DR
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