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​Une interview de Lucile Boulanger, violiste – « Je suis fascinée par les périodes charnières »

 
 
Après un disque consacré à Bach et Carl Friedrich Abel, la violiste Lucile Boulanger est de retour chez Alpha pour un programme intitulé « La Messagère », entre le Grand Siècle et l’époque contemporaine. Quand Marin Marais, Sainte-Colombe, Demachy, Nicolas Hotman se mêlent à Philippe Hersant, Claire-Mélanie Sinnhuber et Gérard Pesson ...
Parallèlement à cet enregistrement en solo, on la retrouve chez le même éditeur, au côté de la violoniste Sophie de Bardonnèche, dans « Destinées », un non moins séduisant programme où se révèlent des compositrices, pour l’essentiel inconnues, des XVIIe et XVIIIe siècles.
 
Rencontre avec une artiste que l’on entendra à Paris en solo le 19 novembre (Le Lavoir Moderne), et trois jours plus tard à l’Amphithéâtre de la Cité de la musique, avec Sophie de Bardonnèche et Justin Taylor. 
 

© Alix Laveau

 
Avant d’aborder la musique, parlons des photographies qui accompagnent votre dernier disque, et qui accompagnaient votre précédent enregistrement en solo. On est frappé par la manière dont votre visage fait écho à la tête de votre viole de gambe ...
 
C’est une des particularités de la lutherie de la viole de gambe. On a parfois des volutes, comme pour les violons. Mais souvent ce sont effectivement des têtes, parfois d’hommes ou d’animaux, mais le plus souvent de femmes. C’est assez comparable aux proues de bateau, et elles sont destinées à évoquer le lien fort du son de la viole de gambe, à la voix humaine. Ce qui est paradoxal, est que nous ne la voyons pas quand nous jouons, mais le public évoque souvent, après les concerts, cette fameuse tête.
 
Aux côtés de compositeurs dont les noms sont liés à la viole de gambe, et qui nous sont devenus familiers, on trouve le plus méconnu Nicolas Hotman (vers 1610-1614 / 1663), ou Hauttemant ...
 
On trouve cinq ou six orthographes de son nom ! C’est un compositeur très important de la littérature pour viole. Un de ses pères fondateurs. Il est né en Belgique, mais a grandi en France. Il a posé les premières bases du langage qu’on connaît et a été le professeur de Sainte-Colombe, et du Sieur Demachy. Il était également théorbiste, comme souvent à l’époque. Il y a une sorte de racine commune entre les deux instruments.
 
De Marin Marais, vous avez choisi le premier des cinq Livres. Pourquoi ?
 
Tout simplement parce que c’est mon préféré, et peut être le moins joué. Bien moins joué que le quatrième, notamment, où l’on voit comment Marin Marais a évolué dans son style. Je ne veux pas dire par là que le premier est plus archaïque ou moins abouti que les quatre autres (1), mais il est peut être plus spontané. Dans les ornementations par exemple ; on a des ornements détachés. Et il y a encore certaines étrangetés, comme certains frottements en particulier.

 

© Richard Dumas

« Ce n’est que depuis tout récemment que je mesure l’impact qu’a eu le film Tous les matins du monde. »

 
Que peut dire une musicienne telle que vous, trente-trois ans après sa sortie, du film d’Alain Corneau « Tous les matins du monde » ?
 
Quand j’étais petite, je l’ai vu dans une version « édulcorée », la main de ma maman servant de censeur pour les passages un peu « osés », sans lien direct avec la musique. Puis je l’ai revu en version intégrale, quand j’ai eu 25 ans. Je n’ai alors pas mesuré l’impact de ce film, car je gravitais dans un milieu dans lequel la viole était présente. J’avais l’impression que tout le monde connaissait la viole de gambe, que tout le monde avait vu le film et connaissait Marin Marais. Ce n’est que depuis tout récemment que je mesure l’impact qu’a eu ce film. Il n’y a pas une fois, quand je prends le train ou le métro, où quelqu’un ne me demande ce qu’est mon instrument. Et à chaque fois que la personne sait qu’il s’agit d’une viole, elle me parle de ce film.

 

 Cette musique de Marin Marais et de Sainte Colombe, que vous jouez dans votre nouvel enregistrement, vous a-t-elle toujours accompagnée ?
 
Oui. Et en ce qui concerne le Premier Livre de Marin Marais, il est un peu particulier car il a d’abord été publié sans basse continue. C’est toute l’ambiguïté d’un langage qui peut s’interpréter sans basse continue, même si trois ans plus tard une édition avec basse continue a suivi. Raison pour laquelle j’ai voulu jouer des extraits de la première version. Je suis fascinée par les périodes charnières : Baroque/classique, classique/romantique. On est ici à un point de passage d’une musique parfois étrange à d’avantage de « standardisation ».

Ce qui est fascinant, en particulier, dans votre dernier disque, est que si on l’écoute sans connaître préalablement les noms des compositeurs, on sera en quelque sorte perdu entre plusieurs époques. Je pense notamment à L’Ombre d’un doute de Philippe Hersant. 
 
C’était mon objectif. Je voulais que les cartes soient brouillées, pour montrer que la musique contemporaine peut parfois nous sembler familière, et qu’à l’inverse la musique ancienne – je pense notamment à Sainte-Colombe – peut nous dérouter, et revêtir un aspect plus contemporain. Un langage dans lequel on ne pénètre pas si aisément que cela.

 
« Avec la musique contemporaine, on se pose des questions qui sont l’inverse de celles qui se présentent dans l’interprétation du répertoire baroque. »

 
Vous ne pouvez avoir la même relation à la partition, quand vous abordez le répertoire baroque, qui peut vous laisser une grande liberté, et le répertoire contemporain, en général beaucoup plus précisément écrit (nuances, tempi, doigtés, intonations, etc.) ...
 
Cet aspect est très intéressant. Et puis il y a tout le travail de collaboration avec les compositeurs – ici Gérard Pesson et Claire-Mélanie Sinnhuber, l’œuvre de Philippe Hersant ayant été écrite en 2008. Parfois je faisais des propositions, quand cela ne fonctionnait pas, pour faire bien sonner l’instrument. Ce qui m’a passionnée dans ces créations contemporaines, est qu’on se pose des questions qui sont l’inverse de celles qui se présentent dans l’interprétation du répertoire baroque. Dans ce dernier, la musique y est très élaborée, mais le texte assez sommaire. Il faut essayer, à partir de ce qui est écrit, de voir comment cela peut sonner. Quand on travaille avec des compositeurs contemporains, on se voit fréquemment, on essaie de trouver ensemble comment cela doit sonner, comment la musique doit être couchée sur le papier pour qu’un autre interprète puisse l’aborder. C’est véritablement la mécanique inverse du travail sur la musique ancienne, et j’ai dû beaucoup travailler pour me mettre dans la peau du compositeur. Et cela m’a amenée à m’interroger, plus généralement, sur la signification des termes utilisés par le compositeur. Quand Bach, par exemple, évoque une liaison dans la partition. Est-ce pour lui une liaison d’archet, dit-il que la chose est liée, est-ce une liaison dans la direction de la musique ?

 

Philippe Hersant © 3foisC

 
Le titre de votre disque, « La Messagère », est emprunté à l’œuvre de Philippe Hersant. (2) Quelle signification lui donnez-vous ?
 
J’aime ce titre pour tout ce qu’il raconte. Il est issu des cinq miniatures de Philippe Hersant, sur le thème d’Orphée. Je ne savais pas, en enregistrant le disque, dans quel ordre se déroulerait le programme. Je savais juste que ce ne serait pas un ordre chronologique. Je voulais que le parcours soit personnel, avec l’envie de brouiller les pistes, comme je vous le disais. Faire écouter Hersant comme un ancien, et Sainte-Colombe comme un compositeur étrange. Une fois que toutes les œuvres ont été enregistrées, j’ai disposé sur une table de petits bouts de papier, avec leurs noms pour les « organiser ». Et je tenais à ce que cette Ombre d’un doute soit le fil conducteur. Il y a l’idée d’une messagère entre les époques, les compositeurs, mais aussi cette idée assez sombre, comme dans Orphée, de la messagère qui vient annoncer la mort, et qui de surcroît a honte de l’annoncer. Elle se punit, reste dans son coin, refuse de voir la lumière du jour. Et puis, nous, les musiciens, avons un message sonore à porter, alors qu’aujourd’hui tout passe par l’image. Nous portons un message sur lequel on ne peut mettre de mots, alors que tout nous invite à montrer notre visage. Porter ce message est le cœur de notre métier.

 
« L’instrumentiste n’est pas toujours le meilleur juge de la manière dont l’instrument est mis en valeur. »

 
On est frappé par le son de votre enregistrement. A la fois profond et d’une certaine douceur ...
 
J’ai la chance de bénéficier du travail d’Aline Blondiau, extraordinaire ingénieure du son. C’est un génie du son et de la musique, et qui adore la viole de gambe. Au bout de trois jours d’enregistrement, je peux en avoir marre du jeu solitaire, mais elle jamais. Nous nous connaissons depuis longtemps. Quand elle me dit que ça va, je peux me relâcher, cesser mon travail d’autocritique permanent. Et puis l’instrumentiste n’est pas toujours le meilleur juge de la manière dont l’instrument est mis en valeur. Aline peut percevoir une richesse derrière l’instrument, que je ne peux pas toujours percevoir.  Et une partie de cet enregistrement a été réalisée à l’église de Saint-Trond, en Belgique, pas très loin de chez elle, ce qui pouvait donner également un aspect confortable. Cette église, lieu incroyable, est ornée de très belles peintures, et très lumineuse. Un lieu très chaleureux avec une très belle acoustique ; rien d’une « baignoire » comme on le dit parfois de certains lieux.

 

Sophie de Bardonnèche, Justin Talor et Lucile Boulanger © Jean-Baptiste Millot

  
Parallèlement à « La Messagère », on vous retrouve dans un autre enregistrement intitulé « Destinées ». Un programme où, avec Justin Taylor et d’autres (3), vous entourez la violoniste Sophie de Bardonnèche dans des pages de dix compositrices françaises, pour la plus grande part totalement inconnues, de la période baroque ...
 
Elles m’étaient pour la plus grande part inconnues aussi et c’est grâce au travail de recherche incroyable qu’a réalisé durant cinq années Sophie de Bardonnèche, que je les ai découvertes ! Mais Sophie pourrait vous en parler beaucoup mieux que moi, car je ne suis intervenue qu’à la toute fin du processus, quand il a fallu choisir. Au départ, du reste, il y avait également des compositrices italiennes. Mais nous nous sommes aperçues que nous nous trouvions face à plus de deux heures et demie de musique. Nous avons donc cantonné nos choix aux compositrices françaises. Et  nous sommes certaines qu’il existe bien d’autres musiques que nous n’interprétons pas sur ce disque, qui sont tout aussi belles.

 
« Dans l’ADN de l’instrument, il y a une sorte d’humilité, qui résiste aux trop grandes salles. »

 
On pourra vous retrouver en concert, à Bruxelles, le 14 novembre, et au Lavoir Moderne, à Paris, le 19 novembre. Et pourtant votre instrument n’a pas été conçu pour des salles modernes. A quels problèmes êtes-vous confrontée ?
 
C’est souvent une surprise. Je connais bien la salle du Lavoir Moderne, qui est adaptée. Raison pour laquelle j’ai choisi ce lieu pour la sortie du disque. Je préfère bien sûr les petites salles. Une des raisons, d’ailleurs, pour lesquelles mon instrument a disparu durant plus d’un siècle, est parce que sont apparues de grandes salles, alors que la viole restait un instrument des salons, pour un public privilégié. Dans l’ADN de l’instrument, il y a une sorte d’humilité, qui résiste aux trop grandes salles.  Le disque permet de toucher les auditeurs, chez eux, sans avoir à dénaturer l’instrument.

 

© Richard Dumas

 
« Les trois compositeurs contemporains qui figurent sur ce disque sont passionnés par la musique ancienne. »

 
La dame d’onze heures de Claire-Mélanie Sinnhuber, commande de Radio France, qui vous est dédiée, paraît redoutable techniquement ...
 
Effectivement. C’est une œuvre qui va très vite, alors que la viole résiste à la vitesse. C’est un instrument qui a son rythme propre ; il y a un tempo au-delà duquel la corde ne parle pas. Et il y a également dans cette œuvre beaucoup d’harmoniques, qui ne sont pas courants, et qui sont assez aléatoires. C’est une œuvre que j’aime beaucoup. Elle se raccroche moins à la musique ancienne que l’œuvre de Philppe Hersant, elle parle de la nature : la dame d’onze heures est une fleur. Claire-Mélanie Sinnhuber a tiré l’instrument vers quelque chose de plus léger que ce vers quoi il va habituellement. Chaque semaine, la compositrice m’envoyait des pages destinées à rester ou non dans la composition finale.
Ce qui est très intéressant, est que les trois compositeurs contemporains qui figurent sur ce disque, ont une culture phénoménale, et que même si la composition pour la viole n’appartenait pas à leur formation académique, ils sont passionnés par la musique ancienne. Philippe Hersant, par exemple, connaît parfaitement le répertoire de la viole. Claire-Mélanie Sinnhuber, sur ma suggestion, s’est emparée de mon instrument. Je lui ai montré comment le tenir. Et tout de suite elle a cherché par elle-même des sons, des matières, des sensations. Quant à Gérard Pesson, il avait déjà composé pour la viole. Et il avait écrit pour François Lazarevitch, Justin Taylor et moi Six Contre-jours sur le Troisième Concert Royal de François Couperin.
 
 Propos recueillis par Frédéric Hutman, le 11 octobre 2024

 

 
Voir les prochains concerts de viole de gambe en France <

(1) Les Cinq Livres de Marais ont respectivement été publiés en 1686 (1689 avec la B.C.), 1701, 1711, 1717 & 1725
 
(2) Les pièces formant L’Ombre d’une doute ( Fanfare/ La Messagère / Les Ombres / La Harpe d’Orphée /Les Esprits ) ont originellement été écrites pour  « Les Caravage de Philippe de Béthune – L’ombre d’un doute », film documentaire de Michel van Zele.
 
(3) Sophie de Badonnèche y est entourée de Lucile Boulanger, Justin Taylor, Louise Ayrton, Marta Páramo, Clément Batrel-Genin & Hanna Salzenstein 
 

 
Lucile Boulanger en concert : lucileboulanger.com/agenda/

Lucile Boulanger en vidéo sur Concertclassic
 
Bach & Abel
www.concertclassic.com/video/lucile-boulanger-joue-bach-et-abel
 
www.concertclassic.com/video/carl-friedrich-abel-par-lucile-boulanger
 
Interview au Festival de Saintes 2022
www.concertclassic.com/video/interview-de-lucile-boulanger-au-festival-de-saintes
 
 
Photo ©

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