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Une interview de Roger Muraro – « Les Années de pèlerinage sont une errance dans le sentiment. »

 
 

Dès les premiers accords de la Chapelle de Guillaume Tell, on est saisi par la richesse et la densité d’une sonorité, signifiante comme on n’en entend pas souvent. Près de trois heures de musique, de beauté, plus tard, l’évidence s’impose : Roger Muraro a signé une version majeure des Années de Pèlerinage de Liszt, dédaigneuse de l’effet, poétique et décantée, qui saisit la cohérence du cycle avec une hauteur de vue et une humanité bouleversantes. Événement discographique pour tous les amoureux de répertoire romantique, la sortie des Années (chez Alpha Classics) s’accompagne d’une soirée événement au Théâtre des Champs-Elysées le 9 décembre. Rendez-vous dès 19h30 pour l’intégrale du cycle. Immanquable !
 
 
Depuis combien de temps fréquentez-vous ce cycle ?
 
Jeune, j’ai joué des extraits, tels qu’Après une lecture de Dante, mais c’était tout. Je me suis aperçu, en travaillant les trois Années de pèlerinage, qu’il y avait beaucoup de pièces très peu connues, dans ce cycle. Et il y a dans celui-ci une véritable histoire, une véritable architecture. En le travaillant intégralement, j’ai découvert à quel point on ne peut jouer des extraits isolés des Années de pèlerinage. En tout cas, je ne le peux pas. À la limite, je pourrais donner une des Années séparément, mais je ne pourrais extraire un morceau de l'une des trois. Chaque pièce s’inscrit dans l’œuvre de manière très structurée. Toute la pensée de Liszt, même si parfois elle paraît très vagabonde, est organisée.
 

© Richard Mas 

 
Même les trois Sonnets de Pétrarque ? Vous ne pourriez pas les jouer à part ?
 
Je vous avoue que je n’ai jamais essayé. Ils s’inscrivent dans ce qui précède et ce qui suit ; après la délicieuse Canzonetta del Salvator Rosa, et avant Après une lecture de Dante. Et je ne tenterai pas l’expérience de les jouer de manière isolée.
 
Pourtant la gestation de ce cycle s’étale sur une longue période. La Troisième Année en particulier a été écrite bien après les deux autres.

C’est exact. On sait même que Liszt avait écrit une première version avant de composer les deux premières Années de pèlerinage, traduisant son amour pour Marie d’Agoult. Mais même si les périodes sont très espacées, on retrouve la même atmosphère dans la Chapelle de Guillaume Tell, qui ouvre la Première Année et dans Sursum Corda, qui clôt la Troisième.
Ce cycle présente un parcours unique, le parcours d’une vie. Il est rare qu’on trouve un corpus d’un compositeur qui, à l’instar de Liszt, nous propose un tel voyage, de la jeunesse jusqu’à la maturité. En suivant le parcours de Franz Liszt, on s’identifie un peu au compositeur.
 

 
Puisque vous parlez du parcours d’une vie, pensez-vous qu’il s’agisse d’une œuvre qu’un pianiste peut jouer – s’il en a les moyens techniques, bien sûr – très jeune ?
 
Pour vous répondre, je me réfèrerai à ce que me disait Yvonne Loriod Messiaen, un de mes professeurs, qui considérait qu’il faut tout jeune affronter les grands chefs-d’œuvre. Raison pour laquelle, du reste, j’ai joué à 23 ans,  la Sonate « Hammerklavier » de Beethoven. Je pense qu’on peut jouer tout à tout âge, même si bien sûr les œuvres murissent en nous toute notre vie. Pour prendre un exemple frappant, de grands pianistes tels que Claudio Arrau ou Jorge Bolet, dans leur maturité, jouaient Liszt d’une manière très différente de celle de leurs débuts.
 
Comment travaillez-vous le cycle ? Vous commencez par la première pièce de la Première Année, et terminez par la dernière de la Troisième Année ?
 
Je commence toujours par la Chapelle de Guillaume Tell, mais après je dois m’organiser en fonction du temps dont je dispose. Je passe d’une pièce à l’autre en fonction du travail que je dois accomplir dans chacune. En considération de ce que je perçois physiquement, mentalement. Et certaines pièces sont très périlleuses, requièrent beaucoup de temps. D’autres sont plus méditatives. Mais réflexion faite, toutes requièrent énormément de temps. Il faut constamment réfléchir au tempo, aux nuances à la manière dont un morceau s’inscrit par rapport aux autres. Par exemple, si vous prenez l’Eglogue, si bref, de la Première Année, vous devez y apportez beaucoup de soin, et prendre en considération le fait qu’il se situe entre la vaste Vallée d’Obermann et Le mal du pays.
On a beaucoup accusé Liszt de superficialité, de virtuosité démonstrative, gratuite. Si on le travaille en profondeur on comprend son extrême générosité, et son caractère poétique.
 
 
En écoutant votre intégrale, on est d’emblée frappé par la profondeur du son, et par votre refus de tout effet, justement, y compris dans Après une lecture de Dante, souvent tirée vers une démonstration pyrotechnique ...
 
Je jouais sans doute certaines œuvres différemment dans la passé. Quand on lit attentivement la partition de la Dante, on voit que Liszt, parfois, parle de lamentoso. On ne peut jouer cela de manière démonstrative, en faire un déchainement de notes. On doit constamment chanter, et parfois on est face à un mouvement de larmes.
Mais à dire vrai je n’y ai pas réfléchi. Cela s’impose à moi. Et à chaque interprétation, je joue différemment. PourOn y évoque la nature, les montagnes, des poètes, des héros. Ce n’est pas une musique descriptive, mais une musique évocatrice. Et puis certains morceaux – je pense notamment à Au bord d’une source – sont emplis de tendresse.

  
Tout est merveilleux dans cette musique, mais il y a tout de même des « perles » sur la couronne ...
 
Oui, bien sûr. Mais aucune pièce n’est à écarter dans ce cycle, et ces perles que vous évoquez – Au bord d’une source, Vallée d’Obermann, Églogue, les Jeux d’eau à la Villa d’Este, les Sonnets de Pétrarque et bien d’autres… - qui sont des sommets ne trouvent leur pleine valeur que parce qu’ils sont mis en regard de tout le reste.
Ce n’est pas un voyage, en fait, ce n’est pas un album du voyageur, mais des stations. On s’arrête par exemple, sur une pensée du poète, que Liszt cherche à traduire. Et le poème va générer une illustration musicale. En ce moment, je suis totalement plongé dans les Années, mais je dois parfois m’en éloigner, « fréquenter » d’autres compositeurs que Liszt, pour mieux le voir.
J’ai eu le même problème avec la musique d’Olivier Messiaen. Durant une période, Messiaen était mon pain quotidien. J’avais besoin d’une oreille neuve, d’un toucher au piano qui soit neuf, et qui ne soit pas toujours celui requis par Messiaen. Il faut être très prudent dans ce cas là.
 

© Richard Mas

 
On parle souvent de la postérité lisztienne, de son écho chez Debussy, Ravel, et bien d’autres. Mais lui, d’où vient-il ?
 
Liszt vient de tous les autres ! C’est le compositeur qui a trouvé chez ses contemporains, et chez les maîtres du passé, la source de son univers. Chopin a laissé sa trace dans les Années de pèlerinage, de même que les chorals de Bach sont présents dans la Première Année « Suisse ». Liszt s’est aussi beaucoup inspiré de Berlioz. De Wagner. De même que Wagner s’est inspiré de Liszt. On peut multiplier les exemples.
 
Jouez vous le dernier Liszt ? La Lugubre gondole, Nuages gris , Bagatelle sans tonalité  ?
 
Très peu. Quoique j’ai joué, autrefois, avec la violoncelliste Anne Gastinel, quelques pièces du dernier Liszt. Certaines pour piano seul, m’interrogent beaucoup, mais je les laisse encore mûrir avant de les interpréter. Cela étant, il y a peu, j’ai participé à une interprétation de la Via Cruxis, qui est une œuvre merveilleuse, pour chœur et piano ou chœur et orgue. Une telle désolation, de tels sentiments… qui s’ouvrent vers un chœur glorieux.
 
Quand vous abordez une œuvre telle que les Années de pèlerinage en récital – près de trois heures de musique – , avez-vous des « rites » avant de poser les mains sur le clavier ?
 
Certains m’ont fait la remarque, que quand je m’installe, j’ai l’air d’épousseter le piano ! En fait, il va être mon partenaire durant trois heures. Il va me renvoyer ce que je souhaite…ou pas. Alors je pose les mains sur le clavier avant de jouer, j’ai besoin de le toucher.
 
Propos recueillis par Frédéric Hutman, le 25 novembre 2024
 

(1) 3 CD Alpha Classics / ALPHA 1075
 
Roger Muraro, piano & harmonium (pour Angelus ! Prière aux anges gardiens, n° 1 de la Troisième Année)
 
9 décembre 2024 - 19h30
Paris – Théâtre des Champs-Elysées
www.theatrechampselysees.fr/saison-2024-2025/recital-musique-de-chambre/roger-muraro-3
 
 
Photo © Jean-Baptiste Millot

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