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Une interview de Vello Pähn – La baguette qui danse
Un trimestre pas comme les autres s’offrait à lui, puisqu’il devait tenir la baguette pour Raymonda, puis pour le programme Debussy/Ravel, et enchaîner sur George Balanchine, qui, lui, démarre le 3 février. Et pourtant, il est là, depuis fin novembre. Et le rythme de travail quotidien est demeuré le même pour lui et les artistes : cours, répétitions. Tandis que le soir, les sortilèges de la Grande Maison se réduisaient à un bal de fantômes. Avant la grande crise, ce sexagénaire qui en paraît quarante, juste dans ses propos comme dans la finesse attentive de sa direction, épris de football autant que d’entrechats, nous avait dit son plaisir de retrouver cette fosse qu’il aime tant.
C’est exceptionnel, ce séjour parisien prolongé !
Vello PÄHN : J’ai un lien très fort avec cette ville et avec son opéra. Lorsque j’y ai conduit pour la première fois, c’était en octobre 1988. Je dirigeais dans le Nord et en Russie, mais on ne me connaissait pas vraiment. J’ai eu un peu de mal à sortir de Moscou, mais par chance le début de ma carrière a vraiment coïncidé avec la chute de l’Union Soviétique. Pour moi Paris fut le turning point. A l’époque je ne parlais évidemment pas anglais, encore moins français, et tout était difficile. Mais je me souviens de mon émerveillement en arrivant devant l’Opéra. J’habitais une chambrette rue Lafayette, puis, au matin, lorsque j’ai marché vers le bâtiment et que j’ai vu ce monstre surgir à l’horizon et devenir de plus en plus énorme, ce fut comme un conte. Un choc demeuré très présent.
Sur quoi avez-vous ouvert votre roman d’amour avec Paris ?
V. P. : Avec … Raymonda ! (hélas cette année, rendez-vous manqué, ndlr). J’étais très intimidé, car Noureev trônait dans la salle comme un tsar, pour surveiller les répétitions. Il a écouté, et a dit « ça ira » ou quelque chose comme ça ! Mais je dois dire que ce qui m’a le plus fasciné à l’époque, c’était l’Orchestre, que j’ai longtemps considéré comme un étalon. Il avait une sonorité vraiment spéciale qui me surprenait et m’émerveillait. Evidemment les identités des orchestres contemporains tendent aujourd’hui à s’amenuiser en raison de la mondialisation, mais celui-ci reste pour moi une entité à part.
L’aventure danse vous a permis de côtoyer les plus grands chorégraphes ...
V.P. : Bien sûr, j’ai pu travailler avec Jiri Kylian, avec Maurice Béjart, avec lequel tout était simple et qui était un fin musicien. De lui, j’ai dirigé notamment Le Mandarin merveilleux, L’Oiseau de Feu, le Boléro. Et bien sûr John Neumeier dont j’ai créé le ballet Sylvia et que j’ai également beaucoup dirigé à Hambourg. Mais avec lui, les choses n’étaient pas faciles : toujours les problèmes de tempi qui sont récurrents dans la direction de ballet. Il convenait d’un tempo sur bande, puis nous en parlions, rectifions certaines choses et ensuite il revenait à ses intentions premières. Chaque inflexion musicale devait être orientée en fonction d’un geste. Certes, c’est un génie, un homme d’une culture hallucinante, un profond musicien aussi, mais plus encore que chorégraphe, c’est un penseur et un dramaturge. Et désormais j’aime mieux ne plus diriger à Hambourg !
Quelles partitions de ballet vous touchent le plus ?
V.P. : Stravinski, Tchaïkovski et son Lac des Cygnes, Delibes, le Faune de Debussy, tant de merveilles. Quant à Raymonda, si le ballet de Noureev est un peu long, la musique de Glazounov, en revanche est beaucoup plus intéressante qu’on ne croit. Mais vous ne me ferez pas diriger la Bayadère, à cause de la musique de Minkus! Car même si j’apprécie et admire l’art du ballet c’est toutefois la musique qui demeure ma priorité, ce qui est normal.
Comment parvenez-vous à vous adapter aux besoins des danseurs ?
V.P. : En mûrissant, je suis moins malléable pour les diktats des chorégraphes. Je ne suis pas là pour déformer les partitions. Mais ma priorité est aussi de soutenir, d’aider les danseurs – ce qui est d’ailleurs strictement la même chose qu’avec les chanteurs – Il me faut les sentir, flairer s’ils sont fatigués ou en forme, comprendre si le manège doit être ralenti ou non. Je suis à leur service, mais ce n’est pas toujours facile de le faire à l’intuition. Quant on vous dit, « parlez plus lentement » à quel niveau doit se situer le ralentissement ? Comment trouver le tempo idéal. Il faut s’adapter à la danse et bien évidemment je ne suis pas libre. Le concert est plus facile ! Et puis cela dépend des danseurs : quelqu’un comme Guillem savait exactement ce qu’elle voulait, avec Guérin, c’était plus conflictuel. L’idéal était quelqu’un comme Manuel Legris, si intelligent, si souple. J’ai aussi beaucoup admiré Hilaire, Loudières, Pietragalla, Platel, Leriche. Tous les grands. A ce jour, je dois dire que je suis impressionné par la personnalité de Hugo Marchand : magnifique danseur, il est aussi d’une vive intelligence et d’une grande curiosité artistique. Il va souvent au concert, ce qui me touche évidemment. J’apprécie aussi beaucoup l’intelligence de Ludmilla Pagliero.
En dehors du ballet, quelles sont vos préférences en matière d’opéra ?
V.P. : Je dirige beaucoup à Tallinn notamment mais je ne peux y faire les Wagner que j’aimerais, et notamment Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, dont je rêve, car l’orchestre n’est pas assez important. Nous avons donné le Vaisseau Fantôme, mais je ne peux pas aller beaucoup au-delà. Je ne suis pas un passionné de Verdi, sa dynamique ne me touche pas beaucoup, sauf Otello ou Don Carlo, mais Falstaff me séduit particulièrement. Récemment, j’ai conduit La Ville Morte, de Korngold, une expérience magnifique. Peu de musique estonienne, car je ne suis pas touché par le populaire Arvo Pärt. Et puis Puccini - il a d’ailleurs dirigé Madame Butterfly à Paris -, Gounod, Massenet, Bizet, Debussy, qui est si difficile.
Justement, vous allez diriger L’Après-Midi d’un Faune et L’Enfant et les sortilèges ? Quel est votre rapport à la musique française ?
V.P. : Je l’adore, et je la programme le plus possible. Il faut sortir du cliché que la musique française n’est bien jouée qu’en France. D’une part parce que ces impératifs stylistiques n’ont plus cours avec les mélanges de musiciens aujourd’hui, d’autre part, parce que pour les français, c’est un peu comme une routine, alors que lorsque vous mettez une partition de Debussy ou de Ravel entre les mains d’un musicien estonien ou finlandais, pour lui, c’est comme un rêve insolite, une aventure terriblement excitante. Du coup, nous jouons cette musique peut-être mieux que dans son pays d’origine, tant elle nous séduit et nous enchante. Et il n’y a pas que votre musique qui me séduit, celle de votre langue aussi. Certes, pour moi qui parle russe, finlandais, allemand, norvégien, il est désormais plus facile de communiquer avec les danseurs parisiens grâce à l’anglais, alors qu’il y a trente ans, ils le parlaient peu. Mais du coup votre langue se perd, et c’est tellement dommage, car elle est magnifique !
Propos recueillis par Jacqueline Thuilleux, le 28 novembre 2019
-Opéra-Bastille, George Balanchine, du 3 février au 1er avril 2020. www.operadeparis.fr
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