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Le Château de Barbe-Bleue et La Voix Humaine au Palais Garnier – L’amour comme course folle vers l’anéantissement – Compte-rendu
Le dyptique Le Château de Barbe-Bleue / La Voix Humaine, trois ans après sa création à Garnier, avec la même distribution vocale, n’a rien perdu de sa puissance ni de sa provocation. En Judith, Ekaterina Gubanova campe une gouine démoniaque, vénéneuse et impudique, maîtresse dans l’art de mettre les hommes à sa merci, et notamment le Duc Barbe-Bleue, joué par l’imposante basse John Relya. Dans l’esthétique sombre et débauchée de Warlikowski, les personnages noient leur angoisse au goulot d’une bouteille de whisky. Loin d’une esthétique symboliste de la suggestion, qui pourrait être à l’œuvre dans un opéra tel que le Château de Barbe-Bleue, on est ici dans un monde concret, trivial, qui met le spectateur face à ses propres écorchures. Aussi Barbe-Bleue n’est-il pas ce seigneur terrible et cruel, mais un être fragile, qui reste tétanisé devant l’effrayante Judith, un être hanté par ses démons de femmes et victime de sa propre puissance. Son cœur est trop souillé du sang de ses blessures et mouillé du sang de ses fantômes pour qu’il puisse en donner impunément les clés. Mais Judith, véritable succube à la crinière rousse et à l’habit vert, connaît le point faible des hommes, et plonge la tête la première, obnubilée, dans le crime d’intimité, qui l’avalera tout cru sans la laisser indemne.
Sur le plateau, les portes sont matérialisées par des espaces coulissants, avec la troublante projection d’une tête d’enfant qui saigne. Gubanova, avec sa voix puissante, directe et organique, excelle dans son attitude provocante, tandis que la souplesse des intonations de John Relya lui donne une grande justesse dans ses changements d’humeur. Côté orchestre, saluons la direction d’Ingo Metzmacher, très sensuelle, qui excelle dans la gestion de la tension.
L’opéra de Bartók se clôt avec l’entrée en scène de Barbara Hannigan, sur une projection d’extraits de La Belle et la Bête. Une femme fatale elle aussi, comme toutes les femmes chez Warlikowski. Dans la Voix Humaine, c’est une autre facette de la psyché féminine qui est explorée : le confinement psychique d’Elle, femme qui aime, follement, hystériquement, femme en prise à toutes les angoisses et les hallucinations de l’amour. Un amour dévastateur, qui en s’avilissant souille et détruit. Un écran projette Elle sur le mur : elle semble flotter dans son isolement, malgré le téléphone qui la relie à Lui. La soprano canadienne fait merveille dans un rôle qui semble être taillé sur mesure tant ses talents de comédienne sont mis à contribution. Tous les sentiments, du rire aux larmes, de l’anxiété au désespoir, en passant par la frayeur mais aussi la joie, se lisent sur son visage, très expressif, et dans sa posture, souvent acrobatique. La clarté de sa diction comme l’expressivité de sa voix sont remarquables. Le seul bémol se trouve dans la scénographie, où l’apparition de Lui, ensanglanté, semble superflue au regard de l’incroyable présence scénique de Barbara Hannigan.
L’omniprésence du sexe dans ce diptyque force l’interprétation dans une direction bien définie par l’univers de Warlikowski, et si l’on peut parfois avoir l’impression que les ouvrages qu’il s’approprie sont des prétextes pour donner corps à ses visions intérieures et à ses obsessions, cela ne dessert pas pour autant l’opéra, ni le trahit. La part d’imagination que le metteur en scène accapare, il ne la dérobe pas au spectateur, mais la lui décuple, pour le laisser, au terme de la représentation, parfois choqué, mais toujours abasourdi et exalté.
Manuel Gaulhiac
Photo © Vincent Pontet – Opéra national de Paris.
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