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Livre d'orgue et Quatuor pour la fin du Temps de Messiaen à la Philharmonie de Paris – Vertigineuse spéculation – Compte-rendu

Lors de l'hommage à Olivier Messiaen proposé par la Philharmonie de Paris : week-end thématique sous-titré Les Oiseaux, un concert pouvait de prime abord sembler particulièrement ardu. Si le second balcon de la Salle Pierre Boulez n'avait tout simplement pas été ouvert, le reste était densément rempli, signe des plus encourageants : le public d'orgue, mais pas seulement en l'occurrence, sait manifester un intérêt digne d'éloges. Le formidable succès du concert montre qu'il n'eut pas à le regretter.

L'orgue Rieger de la Grande Salle Pierre Boulez (détail) © Mirou
 
C'est donc l'altier et redoutable Livre d'orgue que la Philharmonie a demandé à Vincent Warnier (photo) de révéler au grand orgue Rieger, plus sonore, raffiné et équilibré que jamais. Insondable défi, à tous égards. C'est une œuvre, on l'imagine volontiers, à laquelle on doit se confronter à un moment ou à un autre dans un cursus de formation supérieure. L'inscrire à son répertoire, c'est autre chose ! Mais l'occasion était trop belle, et l'instrument destiné à la servir idéalement adapté. Ce Livre est assurément, dans l'œuvre de Messiaen, ce qu'il a proposé de plus vertigineusement spéculatif – « J'ai essayé de séparer l'étude de la durée de l'étude du son, j'ai essayé de libérer le rythme non seulement de la mesure mais aussi de la métrique et de la symétrie […] En résumé, je suis avant tout un rythmicien ». L'une des difficultés majeures tient naturellement à l'absolue nécessité de restituer, avec une diabolique et musicale exactitude, l'extraordinaire complexité de rythmes dont l'individualisation est portée à son paroxysme, et il ne suffit certes pas de savoir compter !, en particulier ces rythmes hindous aux noms impossibles mais si joliment et poétiquement sonores : pratâpaçekhara, gajajhampa, sârasa, manthikâ, mallatâla, miçra varna, rangapradîpaka, caccarî, sama, assortis d'indications hautement sibyllines pour le profane – tels ces « rythmes hindous variés, monnayés, et traités en valeurs irrationnelles ». De ces rythmes, dont l'exigence pourrait n'engendrer que froideur acérée d'exécution, émane très vite un irrésistible vertige, rehaussé par une palette chatoyante et contrastée : le Rieger offre tout ce que Messiaen requiert, ses registrations épurées et précises devant être « simplement » adaptées au volume acoustique de la salle. Vertige par lequel l'auditeur, quel que soit son niveau de perception de la complexité de l'écriture, dont il a nécessairement conscience même s'il n'est pas en mesure d'en suivre méandres et abysses, se laisse aussitôt et avec enthousiasme happer.
 
Ce cycle passe pour être le seul à être dissocié du temps strictement liturgique, sa dimension spéculative primant. Mais comme pour Bach, rien chez Messiaen n'est spirituellement étranger aux mystères sacrés. Ainsi les cinq pièces intermédiaires sont-elles néanmoins spécifiées Pour le Dimanche de la Sainte-Trinité, Pour les Temps de Pénitence, Pour le Temps Pascal, Pour le Dimanche de la Pentecôte. Il arrive que l'on entende en concert Chants d'oiseaux (IV) et Les Yeux dans les roues (VI, d'après le prophète Ézéchiel), sidérante tornade à deux mains parallèles et contraires, avec aux pieds ce que Messiaen nomme des sons-durées (« repris des extrêmes au centre / repris du centre aux extrêmes, par mouvement rétrograde »), course cinglante vers l'abîme s'arrêtant de la manière la plus escarpée qui soit (sans ralentir / couper brusquement) et laissant l'auditeur, mais sans doute aussi l'interprète, au bord du précipice et le souffle suspendu.

L'orgue Rieger de la Grande Salle Pierre Boulez (détail) © Mirou

L'intégrale du cycle ouvre des horizons plus vastes, non sans une certaine appréhension à l'écoute des abstraites Reprises par interversion liminaires, si austère et volubile monodie plaçant d'emblée, sur le plan de la concentration, la barre très haut. Les Pièces en trio (II, IV) élargissent spectaculairement le propos – séparées par Les mains de l'abîme (III), contraste écrasant et mouvements d'une insaisissable fluidité. Quant aux Soixante-quatre durées (VII) qui referment le cycle, elles sont d'une difficulté et requièrent une endurance qui laissent l'auditeur anéanti (au diable, pourrait-il se dire, toute perplexité devant tant d'inextricables données, car la musique en ressort vainqueur). L'auditeur, mais ici nullement l'interprète, à la fois porté par le défi et la façon magistrale dont il l'a surmonté, également au sens où il y a chez Messiaen une manière sous-jacente de démonstration magistrale qu'il incombe aussi à l'interprète de rendre perceptible. Par crainte (?) que le public en état de choc ne soit in fine mi-figue, mi-raisin (sait-on jamais d'avance comment une salle peut réagir à une telle œuvre ?), Vincent Warnier joua dans la foulée, avec une flamme et presque une rage naturellement sous contrôle absolu, l'une des pages d'apparat de l'orgue de Messiaen, couronnement d'un cycle supposé plus accessible : Dieu parmi nous de La Nativité. Ce cycle, comme les précédents des mêmes années 30 : L'Ascension et Les Corps glorieux, est certes d'un accès plus dégagé, mais le passage vers le Livre d'orgue se fait en vérité, dans la ferveur et le vif du concert, avec une aisance qui en aura surpris plus d'un. Gageons que ce Messiaen d'époques différentes pourvoira à de grands moments d'éloquent partage lors de la tournée américaine de Vincent Warnier, courant avril.
 
La seconde partie du concert quittait les cimes de la spéculation très années 50 pour celles du partage entre humains soumis à un même et douloureux destin, que la foi, en Dieu pour Messiaen et plus généralement en l'homme, rend endurable par la beauté même d'une musique intangible et, hors du temps commun, porteuse d'espoir. Nul ne pourra jamais revivre le contexte exact de la composition du Quatuor pour la fin du Temps, moins encore sa création le 15 janvier 1941 au Stalag VIII A de Görlitz, en Silésie, même si un camp de prisonniers, ici au nombre de 30 000 et Français pour la plupart, et en dépit de conditions effroyables, ne peut se comparer à ce qui suscitera en 1944 l'« opérette-revue en trois actes » Le Verfügbar aux enfers de Germaine Tillion : Ravensbrück – la résistance par la lucidité et l'autodérision, pour la survie.
 
 « Les quatre instrumentistes jouaient sur des instruments cassés : le violoncelle d'Étienne Pasquier n'avait que trois cordes, les touches de mon piano droit s'abaissaient et ne se relevaient plus. […] Lorsque j'étais prisonnier, l'absence de nourriture me donnait des rêves colorés : je voyais l'arc-en-ciel de l'Ange, et d'étranges tournoiements de couleurs. Mais le choix de l'Ange qui annonce la fin du Temps repose sur des raisons beaucoup plus graves. […] Au nom de l'Apocalypse, on a reproché à mon œuvre son calme et son dépouillement. » Ferait-on de la restitution contemporaine « historiquement informée », en mutilant des instruments indigents, on ne saurait pour autant restituer le climat de la création de l'œuvre, qui de facto se trouve transposée au concert dans un univers de beauté absolue n'en troublant peut-être que davantage l'auditeur qui en pressent ou en revit l'histoire. A fortiori quand les solistes sont de la qualité, comme originelle, inaltérable, des solistes conviés : Paul Meyer à la clarinette, Daishin Kashimoto au violon (rien moins que le premier violon solo des Berliner Philharmoniker), Henri Demarquette au violoncelle – et Éric Le Sage au clavier : immense piano de concert qui n'en rejoignit pas moins la vérité de Messiaen dans l'accomplissement de sa mission, discrète et essentielle, d'accompagnateur et de soutien.
 
Les trois solistes sont les véritables hérauts de l'œuvre, chronologiquement réunis dès l'Intermède (IV), ensuite augmentés du piano, tous quatre génialement unifiés dans l'unisson syncopé de Danse de la fureur, pour les sept trompettes (VI), et son contraire d'une élaboration recherchée et diversifiée à l'extrême : Fouillis d'arcs-en-ciel, pour l'Ange qui annonce la fin du Temps (VII). De la mouvante clarinette chantant seule l'Abîme des oiseaux (III – mais dès la Liturgie de cristal initiale « un oiseau soliste improvise, entouré de poussières sonores »), longue page se nourrissant du timbre soliste plongeant sans cesse en lui-même, au violoncelle lyriquement déployé de la Louange à l'éternité de Jésus, enfin au violon de Louange à l'immortalité de Jésus : « Sa lente montée vers l'extrême aigu, c'est l'ascension de l'homme vers son Dieu, de l'enfant de Dieu vers son Père, de la créature divinisée vers le Paradis. » Croire pour prendre part ? Il peut aussi suffire d'écouter, esprit et corps mêlés, pour vibrer, ressentir, éprouver. Solistes en quasi-lévitation, public extatique retenant son souffle. Certes aucun bis possible.
 
Michel Roubinet

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Philharmonie de Paris, Salle Pierre Boulez, 18 mars 2018
 
Photo Vincent Warnier © DR

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