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Festival Bayreuth Baroque 2021 – L’autre Bayreuth
Restauré il y a peu, il était presque naturel d’en voir la direction artistique confiée à Max Emanuel Cencic (photo). Outre la voix, toujours splendide et impérieuse, l’homme semble être la parfaite réincarnation d’un impresario des temps baroques, à la fois homme d’affaires, dénicheur de talents comme de partitions oubliées, et depuis peu metteur scène prometteur.
Pour cette deuxième édition de Bayreuth Baroque, si nous n’avons pas pu voir sa production du Carlo il Calvo de Porpora, (à paraître bientôt en DVD), nous eûmes néanmoins le privilège d’assister aux récitals des meilleurs contre-ténors de la décennie dans cet espace construit par Galli Bibiena et où les grands castrats du XVIIIIe siècle se firent entendre, payés à prix d’or pour distraire une cour provinciale mais fort riche si l’on en juge les diverses résidences et parcs émaillant la campagne, la beauté de ses rues tracées selon le cordeau de la Raison et surtout l’estival et merveilleux Eremitage.
Dans la catégorie des contre-ténors, devenue en trente ans la cinquième voix du monde lyrique, deux stars étaient programmées, Josef Jakub Orlinski et Franco Fagioli, chacun présentant son album du moment. Anima Aeterna, de la coqueluche polonaise, propose des œuvres rares de Fago, De Almeida, Lotti, Schiassi, Nucci. Première surprise pour qui découvre la salle délirante de pompe comme d’intimité, son acoustique. L’ensemble Il Pomo d’Oro, subtilement dirigé par Francesco Corti, et ce soir-là réduite à un noyau de six cordes plus un clavier, sonne sans déperdition jusqu’au dernier rang des trois niveaux de loges. Les interprètes paraissent n’être qu’à quelques mètres de l’oreille. Mais cette sonorité miraculeuse peut aussi s’avérer dangereuse, notamment pour Josef Jakub Orlinski qui a déçu. La voix est petite, la vocalisation hasardeuse, le rendu très moyen. Il suffit de ne plus être séduit par sa plastique mâtinée d’arrogance pour que le marketing break-dance se dissipe et que le vocaliste montre ses failles.
Il en fut tout autrement le lendemain avec le Gala Vinci de Franco Fagioli. Le programme était assez fidèle à l’album Veni Vidi Vinci paru chez DG. Mais quelle distance de l’un à l’autre ! Autant le répertoire de ce Napolitain entièrement voué au culte des castrats peut parfois paraître mièvre à l’enregistrement, autant son expression live bouleverse. Davantage encore lorsque l’interprète est accompagné avec l’empathie et la passion de George Petrou et de son Anima Atenea, un orchestre aux pupitres admirables, particulièrement ses hautbois et ses flûtes. Chacun des vents dialogue divinement avec celui que l’on surnomme Il Bartolo, en clin d’œil à Bartoli mais que nous entendions davantage en Caballé du baroque. Il y a chez l’Argentin cette même morbidezza, ces portamenti presque infinis, cette science du souffle qui semble ne nécessiter aucune micro-respiration pour tenir et s’épanouir. Et quelle projection ! Ce fut proprement stupéfiant dans Gelido in ognia vena, miracle de pathétique vocal.
Fidèle à l’image parfois caricaturale que les mauvaises langues du XVIIIe siècle faisaient des castrats, Fagioli se lance dans de longues cadences hallucinées qui ne figurent pas sur le CD. Il se fait alors la réincarnation d’un Caffarelli avec qui il paraît dialoguer du haut d’un mystérieux empyrée. Comme tous les très grands interprètes, Franco Fagioli, le regard comme absent, ne semble plus être avec son public lorsqu’il chante, il devient un intercesseur entre la musique et un ailleurs où il cueille pour nous des émotions indicibles. Tout le contraire d’Orlinski qui guette plutôt dans les yeux de son public une admiration narcissique. Fagioli tutoyait également les mânes de Farinelli dans l’altimétrique In braccio in mille furie où sa virtuosité joute avec la trompette et où son ambitus se fait abyssal, tel une baroquissime Yma Sumac. Non content de s’aventurer en des zones techniquement si périlleuses durant près de deux heures, le contre-ténor, exténué mais porté par l’enthousiasme, trouva encore la force d’offrir en encores le Scherza infida d’Ariodante et de bisser cet irrésistible Vo solcando un mar crudele qui le vit naître à l’opéra de Nancy en 2012. Sa générosité, son talent et son humilité furent salués par le public à de multiples reprises debout.
La particularité de Bayreuth Baroque est de croiser certaines personnes habillées comme en 1750, avec robes à panier, perruques poudrées et bas blancs. Ce fut le cas l’après-midi du dimanche 12 septembre pour le Polifemo de Porpora (1686-1768). Encore une rareté que l’on doit à la passion de Cencic pour cet immense compositeur encore trop éclipsé par Haendel. L’œuvre est à multiples niveaux, avec du comique et du tragique, à l’image de certains opéras de Pergolèse tel Il Flaminio. Si le professeur de Farinelli et de Haydn ne fait pas directement s’affronter le trivial et le sérieux, il propose un univers plus imagé que celui souvent parcouru par son rival londonien. On rit aux facéties du pauvre Polifemo (impeccable Pavel Kudinov), aux échanges aigres-doux entre Nerea et Calipso (excellentes Rinnat Moriah et Sonja Runje) durant cette adaptation très libre des mésaventures d’Ulysse chez les cyclopes, appariées aux amours d’Acis et Galatée. Dans le rôle du navigateur au (très) long cours, Cencic, plutôt neutre, s’efface pour céder la place aux amants malheureux. Galatea est Julia Lezhneva, altimétrique dans les vocalises et le suraigu bien que l’on se sente souvent agressé par son métal à la Gruberova et son manque de souplesse. Quant à Yuri Minenko (Acis) il rejoint ces hauteurs où planait Fagioli, délivrant avec le célèbre Alto Giove si aimé de nos néo-castrats, une humanité, une beauté du timbre et un sens de l’élégiaque qui subjuguent.
Rendez-vous est impérativement à prendre pour Bayreuth Baroque 2022, prévu pour cette fois durer un mois et qui devrait investir de nouveaux lieux patrimoniaux. La programmation annonce déjà Alessandro nell’Indie de Vinci mis en scène par Max Emanuel Cencic et qui sera chanté par un plateau strictement masculin de contre-ténors et de sopranistes, parmi lesquels le stupéfiant Bruno de Sà et quelques prodiges vocaux dernièrement repérés par Cencic, ce Wieland Wagner du baroque.
Vincent Borel
Photo © Bayreuth media
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