Journal
Les Vêpres de Rachmaninoff par La Tempête à la Cité de la musique – Loin du monde – Compte-rendu
Depuis 1990 la Fondation Bettencourt Schueller n’a cessé de soutenir le chant choral en lui attribuant un prix annuel, qui fut décerné à Musicatreize, aux Pages et Chantres du CMBV, aux Métaboles, aux Cris de Paris ou à l’Ensemble Pygmalion, parmi bien d’autres formations devenues fameuses.(1) En l’attribuant en 2022 à la Compagnie La Tempête, créée en 2015 par Simon-Pierre Bestion (photo), elle a mis l’accent sur l’originalité d’une personnalité peu banale, celle de cet électron libre qu’est le jeune chef et claviériste, marqué par un souci de rigueur dans ses choix musicologiques, mais aussi par une soif d’évasion vers les nombreux champs de la musique sacrée, puisés dans les multiples cultures qui l’ont pratiquée, et réanimée abondamment par le musique contemporaine, où un Jean-Louis Florentz et un Thierry Escaich l’ont particulièrement enrichie. L’accueil fait à ses Vêpres de Monteverdi, en concert puis enregistrées (Alpha), avait bien dit le choc créé par la lecture revivifiante du chef d’œuvre vénitien, qu’il donnait à entendre avec une sorte de scénographie lumineuse, bien dans la tradition supposée des cérémonies de la basilique Saint-Marc, avec leur déploiement spatial.
Là, énorme saut dans le temps puisqu’on passe à la spiritualité orthodoxe russe avec cette œuvre majeure de Rachmaninoff, composée en 1915, d’un trait de plume qui dura une quinzaine de jours et très vite vouée aux gémonies par les soviétiques, qui virent en Rachmaninoff un renégat. Sans descendre dans les arcanes du slavon et des très complexes formes vocales des litanies, du chant antiphonaire et autres raffinements avec lesquels le compositeur déroule ses Vêpres, sa grande œuvre sacrée après La Liturgie de Saint Jean Chrysostome, écrite quelques années auparavant, on ne peut qu’être pénétré par la douceur, la sérénité, la majesté de ces élans sonores qui disent l’attachement de Rachmaninoff à ses traditions religieuses, dont le réveil puissant en Russie, à la fin du XIXe siècle, avait permis un vrai renouveau dans la pratique chorale.
Et grâce à la vision qu’en a donnée Bestion, car c’est bien le mot, la très prosaïque salle des concerts de la Cité de la Musique s’est trouvée plongée dans une ambiance cérémonielle avec cette mobilité des choristes changeant continuellement d’emplacement, processionnant petite lumière en main, dans des éclairages signés Marianne Pelcerf (dont on a pu par ailleurs apprécier le grand talent dans le "Requiem imginaire pour Charles Quint" de La Tempête (2) ), tandis que le chef effectue des performances en lançant ses appels en tout sens, comme un sémaphore, pour être vu de tous.
Autre moment majeur et surprenant de cette écoute, les hymnes byzantines que Simon-Pierre Bestion a intercalées entre les séquences des Vêpres, confiées à Adrian Sîrbu, spécialiste de cette musique archaïque et pourtant encore terriblement présente dans le monde oriental. Avec ses mélismes et ses ondoiements irréels et sans fin, cette autre manière de la louange divine contrastait fortement avec l’apparente simplicité des chœurs orthodoxes et en élargissait la portée. Comme si l’unicité se nourrissait de la variété. Dire la beauté des voix des interprètes, pénétrés de la force de leur démarche et de la splendeur émanant de ces musiques, est chose vaine, car La Tempête a déjà fait son chemin de bourrasque un peu partout où elle apporte ses appels à une liberté qui est le contraire du chaos. Et dire le bonheur qu’on éprouve à découvrir la démarche audacieuse de Simon-Pierre Bestion, éclaireur d’une foi musicale sans frontières, équivaut à évoquer le caractère jubilatoire que Saint Augustin attribuait au chant …
Jacqueline Thuilleux
(1) Liste complète des Prix pour le chant choral de la Fondation Bettencourt Schueller : www.fondationbs.org/ce-que-nous-faisons/arts/chant-choral/le-prix-liliane-bettencourt-pour-le-chant-choral
(2) www.concertclassic.com/article/festival-de-saintes-2023-ferveur-intacte-compte-rendu
Paris, Cité de la musique, le 30 septembre 2023
Photo © Hubert Caldaguès
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