Journal
Les Archives du Siècle Romantique (78) – Hector Berlioz et la claque (Journal des Débats du 27 août 1850)
© PBZ
Reste que l’essentiel du livre se consacre à Berlioz dans le Paris de son temps : surabondante activité d’un artiste que l’on découvre à la fois compositeur, critique, chef d’orchestre et organisateur. Une passionnante plongée dans une période musicalement foisonnante (le compositeur parlait de « fureur de concerts » en 1857), qui montre comment le musicien sut se servir du concert parisien à son profit (et tira les leçons d’un échec tel que celui de Benvenuto Cellini en 1838 pour réorienter son activité).
La lecture de « Berlioz et Paris » conduit aussi à se souvenir de lieux aujourd’hui disparus, telle la Salle Herz (3) - qui vit la création du Carnaval romain en 1844 et celle de L’Enfance du Christ en 1854. Saint-Eustache – pitoyablement environnée certes – se dresse pour sa part toujours fièrement au cœur de la capitale et Jennifer Walker vient rappeler combien l’acoustique de cette église a pesé sur l’esthétique berliozienne de la musique sacrée. Influences des lieux sur la musique : Cécile Reynaud s’attarde pour sa part sur le manuscrit autographe de la version chant et piano des Troyens et observe ses transformations en fonctions des changements voulus par les maisons d’opéra.
Rôle de Berlioz dans l’introduction de la musique russe (Glinka et Bortnianski) à Paris, relation du compositeur avec le salons de son temps, avec l’Associations des artistes musiciens, jugement du critique sur les expositions parisiennes – si étroitement associées à la révolution industrielle en cours – , puis implication dans celles-ci en tant que juré ou organisateur de « concerts-monstres », etc. : impossible de résumer en quelque lignes la masse de précieuses informations que concentre ce « Berlioz et Paris ».
Enfin, les échecs de Berlioz dans sa quête d’un emploi dans un théâtre ou ses relations avec l’Institut (de son Grand Prix en 1830 à son élection à l’Académie des beaux-arts le 21 juin 1856, suivie d’une grande assiduité aux séances) n’ont pas été oubliés, pas plus que l’activité littéraire du compositeur.
Berlioz critique est indissociable du Journal des Débats et c’est de ce quotidien, auquel il collabora de 1834 à 1863, que provient le 78e épisode de nos Archives du Siècle Romantique. Un texte savoureux (avec ses fantaisies orthographiques d’époque !), extrait des « Variétés Musicales » du 27 août 1850 et intitulé « Les claqueurs et l’Opéra » (il ne s’agit là que d’une sous-partie du feuilleton de Berlioz, qui court au bas de la première et de la deuxième page du journal et aborde bien d’autres sujets ; l’intégralité de l’article est consultable sur le site gallica tinyurl.com/mr292pd8), dans lequel le musicien observe « un besoin de l’époque », indissociable de la vie de l’Opéra, et le considère avec tout le mordant dont on le sait capable avant de conclure : « Non, la suppression des claqueurs en France est un rêve insensé, fort heureusement. Le ciel et la terre passeront, mais la claque ne passera pas. »
Alain Cochard
*
Les claqueurs et l’Opéra
VARIÉTÉS MUSICALES
Journal des Débats – 27 août 1850
[…]
À propos des applaudissemens, serait-il vrai que les applaudisseurs de profession vont être éliminés de l’Opéra ? Plusieurs journaux annoncent cette réforme, à laquelle nous ne croirons pas, même si nous en sommes témoins. La claque, en effet, puisqu’il faut lui donner son vrai nom, est devenue un besoin de l’époque : sous toutes les formes, sous tous les masques, sous tous les prétextes, elle s’est introduite partout. Elle règne et gouverne, au théâtre, au concert, à l’Assemblée nationale, dans les clubs, à l’église, dans les sociétés industrielles, dans la presse et jusque dans les salons. Dès que vingt personnes assemblées sont appelées à décider de la valeur des faits, gestes ou idées d’un individu quelconque qui pose devant elles, on peut être sûr que le quart au moins de l’aréopage est placé auprès des trois autres quarts pour les allumer, s’ils sont inflammables, ou pour montrer seul son ardeur, s’ils ne le sont pas. Dans ce dernier cas, excessivement fréquent, cet enthousiasme isolé et de parti pris suffit encore à flatter la plupart des amours-propres. Quelques-uns parviennent à se faire illusion sur la valeur réelle des suffrages ainsi obtenus ; d’autres ne s’en font aucune et les désirent néanmoins. Ceux-là en sont venus à ce point que, faute d’avoir à leurs ordres des hommes vivans pour les applaudir, ils seraient encore heureux des applaudissemens d’une troupe de mannequins, voire même d’une machine à claquer dont ils tourneraient eux-mêmes la manivelle.
La Mère de la débutante par Daumier (ext. Croquis dramatiques) - " Quel bonheur !... on reconnaît du talent à ma fille, on lui jette des bouquets !... Oh ! merci mon dieu" (Dans sa joie elle oublie que c'est elle même qui les a acheté ) © Paris Musées / Musée Carnavalet
Les claqueurs de nos théâtres sont devenus des praticiens savans ; leur métier s’est élevé jusqu’à l’art. Aux grandes occasions, cet orchestre spécial fait, lui aussi, ses répétitions ; son chef a un plan écrit et longuement médité d’après lequel il dirige les représentations. J’ai entendu vingt fois de modestes claqueurs s’extasier sur le talent avec lequel M. Auguste Levasseur (l’avant-dernier empereur des romains de l’Opéra) avait dirigé les grands ouvrages du répertoire moderne, et sur les bons conseils qu’il avait, en mainte circonstance, donnés aux auteurs. Caché dans une loge du rez-de-chaussée, il assistait à toutes les répétitions. Puis, quand le maëstro venait lui dire : « Ici vous donnerez trois salves, là vous crierez bis », il lui répondait […], selon les cas : « Monsieur, c’est dangereux », ou bien : « Cela se fera », ou : « J’y réfléchirai, mes idées là-dessus ne sont pas encore arrêtées. Ayez quelques amateurs pour attaquer, et je les suivrai si cela prend. » Il arrivait même à Auguste de résister noblement à un auteur qui eût voulu lui arracher des applaudissemens dangereux, et de lui répondre : « Monsieur, je ne le puis. Vous me compromettriez aux yeux du public, aux yeux des artistes et à ceux de mes confrères, qui savent bien que cela ne doit pas se faire. J’ai ma réputation à garder, j’ai, moi aussi, de l’amour-propre. Votre ouvrage est très difficile à diriger, j’y mettrai tous mes soins, mais je ne veux pas me faire siffler. » À coté des claqueurs de profession, instruits, sagaces, prudens, inspirés, artistes enfin, nous avons les claqueurs par occasion, par amitié, par intérêt personnel. […] N’est-ce pas un mari qui inventa le sifflet à succès, le sifflet à grand enthousiasme, et qu’on emploie de la manière suivante :
Les beaux jours de la vie par Daumier (n° 61)
"- Vous voyez cette petite danseuse brune qui ballonne en ce moment ... eh bien, mon cher ! je l'ai depuis huit jours ..... elle est folle de moi ! ....."
© Paris Musées / Musée Carnavalet
Si le public, trop familiarisé avec le talent d’une femme qui paraît chaque jour devant lui, semble tomber dans l’apathique indifférence qu’amène la satiété, on place dans la salle un homme dévoué et peu connu pour le réveiller. Au moment précis où la diva vient de donner une preuve manifeste de talent, et quand les claqueurs artistes travaillent avec le plus d’ensemble au centre du parterre, un bruit aigu et insultant part d’un coin obscur. L’assemblée alors se lève tout entière en proie à un accès d’indignation, et les applaudissemens vengeurs éclatent avec une frénésie indescriptible. « Quelle infamie ! crie-t-on de toutes parts, quelle ignoble cabale ! Brava ! bravissima ! charmante ! délirante ! etc., etc. » Mais ce tour hardi est d’une exécution délicate ; il y a d’ailleurs très peu de femmes qui consentent à subir l’affront fictif d’un coup de sifflet, si productif qu’il doive être ensuite. Telle est l’impression inexplicable que ressentent presque tous les artistes des bruits approbateurs ou improbateurs, lors même que ces bruits n’expriment ni l’admiration ni le blâme. L’habitude, l’imagination et un peu de faiblesse d’esprit leur font ressentir de la joie ou de la peine, selon que l’air dans une salle de spectacle est mis en vibration d’une ou d’autre façon. Le phénomène physique, indépendamment de toute idée de gloire ou d’opprobre, y suffit. Je suis certain qu’il y a des acteurs assez enfans pour souffrir quand ils voyagent en chemin de fer, à cause du sifflet de la locomotive.
L’art de la claque réagit même sur l’art de la composition musicale. Ce sont les nombreuses variétés de claqueurs italiens, amateurs ou artistes, qui ont amené les compositeurs à finir chacun de leurs morceaux par une période redondante, triviale, ridicule et toujours la même, nommée cabaletta, petite cabale, qui provoque les applaudissemens. La cabaletta ne leur suffisant plus, ils ont amené l’introduction dans les orchestres de la grosse caisse, grosse cabale qui détruira tôt ou tard la musique et les chanteurs. Blasés sur la grosse caisse, et impuissans à enlever les succès avec les vieux moyens, ils ont enfin exigé des pauvres maestri des duos, des trios, des chœurs à l’unisson. Dans quelques passages il a même fallu mettre à l’unisson les voix et l’orchestre ; produisant ainsi un morceau d’ensemble à une seule partie, mais où l’énorme force d’émission du son paraît préférable à toute harmonie, à toute instrumentation, à toute idée musicale enfin, pour entraîner le public et lui faire croire qu’il est électrisé. […]
De l'utilité d'une famille pour une cantatrice - Daumier (ext. Croquis dramatiques)
© Paris Musée / Musée Carnavalet
Par la claque, les directeurs font ou défont à volonté ce qu’on appelle encore des succès. Un seul mot au chef du parterre leur suffit pour tuer un artiste qui n’a pas un talent hors ligne. Je me souviens d’avoir entendu un soir à l’Opéra Auguste dire en parcourant les rangs de son armée avant le lever du rideau : « Rien pour M. Dérivis ! rien pour M. Dérivis ! » Le mot d’ordre circula, et de toute la soirée Dérivis en effet n’eut pas un seul applaudissement. Le directeur qui veut se débarrasser d’un sujet, pour quelque raison que ce soit, emploie cet ingénieux moyen, et après deux ou trois soirées où il n’y a rien eu pour M. *** ou pour Mme ***, « Vous le voyez, dit-il à l’artiste, je ne puis vous conserver, votre talent n’est pas sympathique au public. » Il arrive, en revanche, que cette tactique échoue quelquefois à l’égard d’un virtuose de premier ordre. « Rien pour lui ! » a-t-on dit dans le centre officiel. Mais le public, étonné d’abord du silence des applaudisseurs payés, devinant bientôt de quoi il s’agit, se met à fonctionner lui-même officieusement et avec d’autant plus de chaleur, qu’il y a une cabale hostile à contre-carrer. L’artiste alors obtient un succès immense, un succès circulaire, le centre du parterre n’y prenant aucune part. Mais je n’oserais dire s’il est plus fier de cet enthousiasme spontané du public, que courroucé de l’inaction de la claque.
Une victime de la politesse - Daumier ( ext. Croquis musicaux) © Paris Musées / Musée Carnavalet
Songer à détruire brusquement une pareille institution dans le plus grand de nos théâtres, me paraît donc aussi impossible et aussi fou que de prétendre anéantir du soir au lendemain une religion.
Se figure-t-on le désarroi de l’Opéra ? le découragement, la mélancolie, le marasme, le spleen où tomberait tout son peuple dansant, chantant, marchant, rimant, peignant et composant ? le dégoût de la vie qui s’emparerait des dieux et des demi-dieux quand un affreux silence succéderait à leurs cabalettes les mieux chantées et les mieux dansées ? Songe-t-on bien à la rage des médiocrités en voyant les vrais talens quelquefois applaudis, quand elles, qu’on applaudissait toujours auparavant, n’auraient plus un coup de main ? Ce serait reconnaître le principe de l’inégalité, en rendre l’évidence palpable ; et nous sommes en république ; et le mot égalité est écrit sur le fronton de l’Opéra ! D’ailleurs qui est-ce qui rappellerait le premier sujet après le troisième et le cinquième acte ? Qui est-ce qui crierait Tous ! tous ! à la fin de la représentation ? Qui est-ce qui rirait quand un personnage dit une sottise ? Qui est-ce qui couvrirait par d’obligeans applaudissemens la mauvaise note d’une basse ou d’un ténor, et empêcherait ainsi le public de l’entendre ? C’est à faire frémir. Bien plus, les exercices de la claque forment une partie de l’intérêt du spectacle ; on se plaît à la voir opérer. Et c’est tellement vrai, que si dans un théâtre de ma connaissance on enlevait les claqueurs à une première représentation, il ne resterait personne dans la salle.
Non, la suppression des claqueurs en France est un rêve insensé, fort heureusement. Le ciel et la terre passeront, mais la claque ne passera pas. […]
H. BERLIOZ
(1) « Berlioz et Paris », sous la direction de Cécile Reynaud – Actes Sud/Palazzetto Bru Zane, 600 p. , 45 €
(2) Ont contribué à « Berlioz et Paris » : Rosalba Agresta, Hervé Audéon, Lucas Berton, Peter Bloom, Gunther Braam, Guy Gosselin, Kern Holoman, Étienne Jardin, Nizam Kettaneh, Mariko Kiuchi, Jacqueline Lalouette, Michela Landi, Sabine Le Hir, Catherine Massip, Bruno Messina, Alban Ramaut, Yves Rassendren, Emmanuel Reibel, Stella Rollet, Reiner Schmusch, Laure Schnapper, Frédérick Sendra, Yannick Simon, Anastasia Syreischikova-Horn, Henri Vanhulst, Thomas Vernet, Jennifer Walker.
(3) Inaugurée en décembre 1838, la Salle Herz se trouvait au n° 38 de la rue de la Victoire (n° 48 aujourd’hui)
Illustration : Croquis pris au théâtre par Daumier (détail)
« - On dit que les Parisiens sont difficiles à satisfaire, sur ces quatre banquettes pas un mécontent – il est vrai que tous ces Français sont des Romains. » © Paris Musées / Musée Carnavalet
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