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Compte-rendu - Peter Grimes à Genève - L’art de l’intranquillité
J’ignore tout du physique de Stephen Gould, au naturel. Mais lorsque ce wagnérien, venu de Broadway, surgit, au lever de rideau, tel un pitoyable King Kong, nippé en érotico-clochard, éructant ses pauvres arguments face à un village hostile, on se dit que la partie est
gagnée. Gagnée par un impressionnant comédien et gagnée par un chanteur qui saura faire allusion aux artifices de Peter Pears (pour lequel le rôle avait été conçu) sans rompre avec la force pathétiquement impuissante qu’avait illustrée Vickers (vision que Britten désapprouvait, il est vrai). Périlleuse synthèse qui suggère, à son tour, la richesse d’une oeuvre naturaliste et déstabilisante, poignante et allégorique.
À trente ans, Britten, replié aux USA, avait donc conçu ce premier opéra totalement hors normes. Le ténor n’y est plus un amoureux gracieux contrarié par une basse furibonde mais ce marin égaré qui sème la mort et rêve de s’établir. L’institutrice (soprano, il est vrai ; ici la dix-huitièmiste Gabriele Fontana, superbe) n’est pas une amoureuse promise au sacrifice mais une veuve qui tente de revivre, illustrant sa fonction “humaniste” en se vouant à une cause désespérée.
Quant au baryton (Peter Sidhom, rompu à tous les grands rôles et presque trop élégant, ici), c’est un loup de mer à la retraite qui a suffisamment d’expérience pour redouter les faux semblants qui mèneront le bourg (titre original) au lynchage. On a dit, ici même, combien Britten (avec l’honnêteté et une hardiesse qu’il illustra jusqu’ au bout d’une carrière exemplaire) y dramatisait ses propres problèmes, méprisé durant la guerre en tant qu’objecteur de conscience mais choisissant, en 1944, de rejoindre Londres sous les bombes et d’y faire naître (plutôt que renaître) une vie musicale que tout vouait à la disparition.
Et, un mois exactement après la fin de la guerre, le 7 juin 1945, ayant travaillé et répété en une capitale blessée, diminuée par le rationnement et la misère, c’est la création de ce Peter Grimes, opéra sans antécédent si ce n’est Wozzeck. Un opéra dont le noir pessimisme ne craignait pas d’être aux antipodes des mentales vitamines légitimement souhaitées par l’establishment. Ce fut un scandale et un triomphe... Demeure le triomphe et, plus de soixante ans après, on admire la densité et la constante maîtrise d’une partition d’opéra où il n’y a pas le moindre flanchage.
Le spectacle proposé par le Grand Théâtre de Genève a ceci de valeureux que, tout de suite, on y revit cet héroïsme paradoxal, cette ténacité dans le désespoir qui furent la substance même de cette Angleterre juste victorieuse. Angleterre peu flattée, pourtant ! Le peuple y est hideux et trivialement exhibé avec ses idées courtes et ses bitures hebdomadaires. La tenancière du claque y est la seule sympathique (remarquable composition de Carole Wilson, spécialiste des rôles un peu sacrifiés...) et sans doute le seul personnage obtenant quelque résultat : le livret lui donne mission de montrer la relativité de toute “morale” (le curé ne sait que hurler avec les loups). Et toutes ces figures sont riches, plausibles, vivantes, jusqu’à ce Juge qui prend ses risques (Clive Bayley, timbre et diction superbes).
À cette société étonnamment cohérente (plutôt rude, le poème du XVIIIe dont on s’inspire reste au niveau du descriptif), il fallait un décor et une vraie mise en scène. Les sobres images et les fascinants changements à vue du premier (Giles Cadle) ont magnifié l’inventivité de l’autre (Daniel Slater, éclectique et toujours inspiré) : actions sur plusieurs plans, remarquable sens des pleins et des déliés, gestuelle stricte et efficace...on aime tout. D’autant que, à la baguette, le vétéran Donald Runnicles tire le meilleur parti des pupitres de l’Orchestre de la Suisse Romande et de l’acoustique, décidément incomparablement chaleureuse, du Grand Théâtre. Et on se dit que, de nos jours, il est bien difficile de convaincre quand on doit rendre compte d’une réussite aussi accomplie.
Marcel Marnat
Britten : Peter Grimes. Grand Théâtre de Genève, le 2 avril 2009
Photo : GTG/Pierre-Antoine Grisoni
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