Quoi faire des invraisemblances et surtout des faiblesses de La forza del destino ? Jean-Claude Auvray répond a minima, se contentant d’être lisible. Comme toujours dans ses spectacles les tableaux vivants tirent l’œil, finement éclairés, subtilement joués, que ce soit la tablée de Preziosilla ou son théâtre ambulant, et plus encore la partie de carte des militaires gâchée par ce méchant rideau qui les masque trop tôt pour permettre un changement de scène.

On le maudit d’ailleurs ce rideau, il obstrue, décor plat, il tombe à répétition : une fois eût suffi ; il avait donné tout son effet à la fin du « prologue », mais répéter cela infiniment le réduit à l’état d’un encombrement qu’on finit d’ailleurs par plier une bonne fois pour toute et par emmener aux coulisses. Avec cela une légère transposition quand bon semble d’Espagne en Italie, avec allusion à Victor-Emmanuel et tracts ad hoc pour le public.

Les choses s’arrange un peu au couvent, grâce aux charges de Frère Melitone, on se déride, on songe qu’une comédie cela aurait été tellement mieux ! les arrière-plans finissent d’ailleurs par absorber tout ce que les acteurs du drame devraient produire, l’histoire des deux duellistes infernaux, Don Alvaro et Don Carlo, (impossible de ne pas songer à la paire de monomaniaques croquée par Ridley Scott) – qu’Auvray renvoie ferrailler en coulisse – en passerait presque inaperçue.

Il faut dire que ce Carlo façon notaire de province, que cet Alvaro aussi chenu de physique, de voix, que le père de sa Leonora sont comme des contre-emplois. La maison noble du Marquis de Calatrava, avec son théâtre de premier plan subtilement dessiné, qui donne la sensation d’être au cinéma, est tout ce qui nous reste dans l’œil du spectacle à son lendemain, au point qu’on s’interroge : à quoi bon respecter une œuvre comme La forza, essayer de la rendre dans son époque ? Il vaut mieux la violer, la relire drastiquement, la faire aujourd’hui, tirer toutes les conséquences du drame du Duc de Rivas, quitte à ce qu’Alvaro et Carlo se roulent un patin tout en s’écharpant ! Et quitte à faire un Verdi moins vu, pourquoi ne pas réserver au public de la Grande Boutique la vraie surprise qu’aurait été I due Foscari ?

Auvray et Jordan ont eu raison de choisir l’optique défendue par Mitropoulos lors de la reprise de l’ouvrage au Metropolitan Opera de New York en plaçant la première scène avant l’ouverture, prologue volontariste. C’est une idée de dramaturge voulue par un chef, mais un chef qui savait que La forza doit être poussée jusqu’à l’ivresse. Or Philippe Jordan abhorre tout alcool fort. Le soin qu’il met à son orchestre, la beauté narcissique de ses soli, à commencer par le concertino pour clarinette en introduction de l’air d’Alvaro au III, que Verdi écrivit pour son ami Ernesto Cavallini, exilé dans l’orchestre de l’Opéra de Saint-Pétersbourg, l’élégance très chic et les effets trop frappants – la mort de Leonora avec ses coups de boutoirs – cisèlent des instants. Mais la fièvre, la course, l’abîme, où sont-ils ? Pas dans cette fausse glamour qui parfois est un peu distante de ce qui se passe en scène, et pas plus sur la scène hélas !

Todorovitch soigne son style autant qu’il couvre ou craque ses aigus, il n’est en rien, de stature comme de voix, un Alvaro possible. Nul doute que Marcelo Alvarez y mettra un tout autre slancio. C’est encore le style qui sauvera le Don Carlo en bois de Vladimir Stoyanov, une nouvelle raison de pleurer la disparition d’une espèce qu’on a pas assez protégée, le baryton-Verdi. Violeta Urmana est simplement impossible, mezzo virée à la soprano absente : pas d’aigus, de grâce, pas de filé, un personnage falot, une quasi-hérésie. On rend les armes devant la Preziosilla de haute tenue vocale et finement jouée par Nadia Krasteva, on admire chaque mot du Padre Guardiano de Kwangchul Youn, on fait comme la salle un triomphe au Melitone de Nicola Alaimo, on regrette que personne n’ait songé à donner le Marquis à François Lis au lieu de le confiner aux quelques mots, admirablement sentis, du Médecin. Christophe Fel fait un Alcade impeccable, Rodolphe Briand un très attachant Mastro Trabuco, Et on salue les jeunes de l’Atelier Lyrique et les solistes du chœur, tous parfaits.

Le rideau tombe, les saluts sont courts, Dominique Fernandez se lève, remportant avec lui ses souvenirs de jeune homme : le San Carlo, Naples, Tebaldi, Corelli, Bastianini : voila ce qu’il faut d’abord pour faire une Forza.

Jean-Charles Hoffelé

Verdi : La forza del destino

Paris, Opéra Bastille, le 14 novembre, prochaines représentations les 17, 20, 23, 26, 29 novembre, les 2, 5, 8, 15 , 11, 17 décembre 2011. www.operadeparis.fr

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Photo : Opéra national de Paris/ Andrea Messana