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MUSIQUE ET CINEMA - « La musique arrive trop tard dans le processus d’élaboration d'un film »Une interview de Marc-Olivier Dupin
Mai 2011, Festival de Cannes. Eric Garandeau, président du Centre National de la Cinématographie, confie à Marc-Olivier Dupin une mission destinée à améliorer la prise en compte de la musique dans la création des œuvres cinématographiques et audiovisuelles. Cinq mois plus tard, son rapport (1) intitulé « La musique à l’image » livre un constat unanime : la musique de film arrive trop tard dans le processus d’élaboration du film. Pour l’ancien directeur de France Musique et de l’Orchestre National d’Ile-de-France, mais aussi lui-même compositeur et arrangeur musical, quatre préconisations sont à travailler : le soutien à la pédagogie, les aides à la composition et la production de la musique pour l’image, les conditions de l’optimisation des ressources musicales et l’action culturelle. Concertclassic.com s’est entretenu avec lui afin d’en savoir plus sur ses préconisations et de mieux saisir le rapport qu’entretiennent les Français avec ce genre depuis trop longtemps délaissé.
Comment est née l’idée d’un rapport sur le thème de « La musique à l’image » ?
Marc-Olivier Dupin : Eric Garandeau, président du Centre National de la Cinématographie, et moi-même nous connaissons de longue date. Je l’ai connu au Conservatoire de Paris alors que j’en étais le directeur. Il est lui aussi depuis toujours un grand passionné de musique. Lors de sa nomination à la présidence du CNC, il m’a parlé de son souhait de soutenir davantage la création musicale dans les domaines du cinéma et de l’audiovisuel. Il m’a alors officiellement commandé cette étude lors du dernier Festival de Cannes.
Comment avez-vous au préalable abordé cette étude ?
M.-O.D. : En tant que compositeur, je connaissais déjà certains aspects des préoccupations en question. J’ai souhaité rencontrer un maximum d’interlocuteurs pour en savoir plus. Chaque rencontre conduisant à une autre, j’ai bénéficié de l’expertise d’un nombre important de personnalités du monde du cinéma et de la musique. Tous ont été intéressés par le sujet. J’ai ainsi pu sentir chez chacun d’entre eux une forte volonté d’aller de l’avant.
Vous introduisez votre étude en recommandant la lecture de « L’œil absolu » de Gérard Wajcman.
M.-O.D. : Ce livre décrit parfaitement la prédominance de l’image dans notre civilisation actuelle. A travers plusieurs exemples, Gérard Wajcman démontre la place majeure que joue l’image dans la communication. C’est une analyse décapante, passionnante et drôle sur la primauté de l’image.
Vos premières préconisations sont d’insister davantage sur l’aspect pédagogique au lycée, dans les écoles spécialisées et les formations continues.
M.-O.D. : Parmi ces préconisations, je me suis inspiré d’un concept évoqué par le réalisateur Laurent Heynemann : la notion de pédagogie croisée. Il faut que d’un côté les compositeurs s’ouvrent au domaine de l’audiovisuel tandis que les jeunes réalisateurs développent une certaine sensibilisation à la musique. Les deux doivent se parler et échanger à travers des concepts communs. Il y a beaucoup d’inhibition entre les deux. C’est l’une des raisons pour lesquelles la musique de film arrive trop tard dans la chronologie de fabrication du film.
Ceci nous différencie principalement des Anglo-saxons ?
M.-O.D. : Effectivement. Ils apportent généralement un soin particulier à la musique et plus généralement à la bande-son. Par ailleurs, ils accordent quantitativement, une place accrue à la musique dans le film. Les approches esthétiques sont différentes.
Y a-t-il en France trop de théorie et pas assez de pratique ?
M.-O.D. : Il faut que les jeunes réalisateurs et compositeurs se rencontrent davantage pour réaliser des travaux concrets, conjointement. Cela passe par le court-métrage ou des travaux d’école comme sur les films muets. À La Femis, il y a déjà des formes de sensibilisation. Son directeur Marc Nicolas est d’accord pour aller encore plus loin et créer des passerelles avec le Conservatoire de Paris et l’Ircam, par exemple. À noter qu’il y aussi une classe de composition de musique de film à Lyon.
Un compositeur de film aujourd’hui ne souffre-t-il pas d’une étiquette l’empêchant d’aller vers d’autres domaines ?
M.-O.D. : En effet, on enferme souvent les artistes dans des « cases ». C’est aussi le cas pour les acteurs de théâtre ou de cinéma qui se retrouvent à jouer des rôles de même nature. Il serait souhaitable que de nombreux compositeurs de qualité, écrivant pour le concert, puissent également contribuer à la production audiovisuelle.
Concernant la musique en France, vous affirmez que « le résultat de ce que l’on entend est généralement d’une indigence pathétique. »
M.-O.D. : Cela vaut surtout pour les téléfilms. Vous parliez des Anglo-saxons : si nous comparons notre production à celle de la BBC, ce que proposent les télévisions françaises reste d’une triste indigence.
On peut lire dans votre rapport cette phrase de Georges Delerue datant de 1980 : « En France dans un budget de film, on parle de tout : des costumes, du maquillage, du montage. Mais il y a une seule chose pour laquelle la ligne reste en blanc : c’est le budget musique. » Trente ans plus tard, cette situation a-t-elle évolué ?
M.-O.D. : Cela a peut-être changé, mais il n’en demeure par moins que la musique arrive généralement bien tard dans le processus d’élaboration d’un film. Pour tenter d’y remédier, je propose un ensemble de préconisations concernant les systèmes d’aides du CNC. Plus généralement, dans une perspective d’amélioration, il faut travailler à tous les étages de la pyramide : la pédagogie, les aides du CNC, le développement des enregistrements en France et le soutien à des projets spécifiques. Les mesures d’ordre pédagogique sont de petites graines que l’on sème pour l’avenir. D’autres préconisations peuvent avoir des effets immédiats.
Avez-vous justement eu des retours depuis la remise de votre rapport en octobre dernier ?
M.-O.D. : Il y a eu des retours positifs. Eric Garandeau a tenu une conférence de presse où il a fait part de son accord sur la philosophie du rapport. Certaines mesures ont été analysées par le CNC et ont été retenues dans leur principe, d’autres sont à l’étude.
Votre travail a-t-il un rapport avec l’éventuelle conception d’un Centre National de la Musique ?
M.-O.D. : Aucunement. Si ce Centre s’intéresse à l’image, c’est une bonne chose et nous pouvons rassembler nos efforts. Cela ne sera jamais de trop, au contraire. Je ne suis pas spécialiste du sujet, mais j’émets toutefois quelques craintes en espérant que ce Centre ne sera pas dominé par l’industrie au détriment d’un projet artistique. L’objectif est avant tout de protéger les créateurs et les interprètes. Nous avons la chance d’avoir en France et en Europe des ressources artistiques exceptionnelles. Il ne faudrait pas que cette nouvelle institution se limite à une recherche de rentabilité économique. Il faut avant tout partir d’un projet artistique plutôt que de laisser les grandes entreprises dominantes régenter le marché…
Comme vous l’expliquez, il existe en France des ressources musicales considérables… mais qui sont finalement peu utilisées pour la musique à l’image.
M.-O.D. : Nous sommes dans une situation paradoxale : dans ce pays qui a tant de richesses (orchestres, chœurs, ensembles), il n’y a quasiment plus d’enregistrement avec des moyennes ou grandes formations. Ceci n’est pas seulement un problème de coût, mais aussi de droits voisins. Quand un producteur de film a bouclé son montage financier, il n’a plus envie d’entendre parler de droits à payer a posteriori. En termes de coût, il est vrai qu’il y avait une fuite vers les pays de l’Est, des Balkans. Ces pays commencent cependant à s’aligner sur les tarifs français. Les orchestres français sont aujourd’hui de plus en plus ouverts à l’idée d’enregistrer de la musique de film. Il faut établir une concertation avec les différentes professions. Les esprits sont aujourd’hui mûrs pour un dialogue. C’est une négociation qui prendra du temps, mais qui en vaut la peine !
Qu’entend ce producteur lorsqu’il vous affirme que « dès que les musiciens d’orchestre voient un micro, ils deviennent fou » ?
M.-O.D. : Aux débuts de la radio, puis du disque, il y a eu une très forte exploitation des musiciens. La position s’est radicalisée dans les orchestres français, ce qui a entraîné une très grande vigilance sur ces questions d’enregistrements, à tort et à raison. Il faut débloquer cette situation afin que les musiciens perçoivent leurs droits et que le producteur y trouve son compte.
Vous citez aussi Sir Thomas Beecham : « La musique de film n’est que du bruit. C’est encore plus douloureux que ma sciatique. » Quentin Tarantino, qui n’a pas de compositeur attitré, semble penser la même chose.
M.-O.D. : Cet extraordinaire chef d’orchestre britannique était très connu pour ses bons mots et ses phrases à l’emporte-pièce… Plus sérieusement, il existe différents types de réalisateur dans leur rapport à la musique. Certains entretiennent des relations intimes avec leur compositeur, par exemple Fellini avec Nino Rota. De manière générale, un réalisateur ne peut pas être indifférent au son. Je ne pense pas qu’un cinéaste doive lire une partition comme un scénario. C’est sa sensibilité qui compte. Certains préfèrent utiliser une musique préexistante, d’autres non. Cette liberté est leur privilège.
Vous préconisez aussi aux étudiants d’écouter Wagner.
M.-O.D. : Pas seulement Wagner, mais tous les grands symphonistes du tournant XIXème/XXème siècle : Strauss, Mahler, Debussy, Ravel, Stravinsky et bien d’autres. Cette période a beaucoup influencé les grands compositeurs de musique de film (Hermann, Tiomkin, etc.), au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Ils avaient à cette époque une technique d’écriture incroyable.
La musique de film peut-elle être une passerelle pour découvrir la musique classique ?
M.-O.D. : Oui et non. Aujourd’hui toutes les esthétiques musicales existent à l’image. Lorsque nous écoutons de la musique de film dans la commission d’aide à la musique de film du CNC, on entend des styles aussi divers que le jazz, le rock, l’électro, les musiques d’inspiration ethnique ou le classique.
Quel rapport entretiennent les Français avec la musique ?
M.-O.D. : Il est très particulier. Je l’ai évoqué plus longuement dans un essai sur l’éducation musicale (« Ecoutez, c’est très simple. Pour une autre éducation musicale », Tsipka Dripka éditions). Dans ce rapport pour le CNC, j’ai surtout essayé d’être concret sans m’engager dans un exercice littéraire ou esthétique.
La musique de film a-t-elle connu un tournant au moment de la Nouvelle Vague ?
M.-O.D. : Godard a joué un rôle très important effectivement. Son rapport au son est singulier et ses bandes-son sont des chefs-d’œuvre d’inventions et de sophistication. La Nouvelle Vague a permis de vraies audaces musicales. Prénom Carmen du même Godard est à ce titre un très bon exemple en la matière, particulièrement dans sa « mise en scène » des quatuors de Beethoven.
Êtes-vous pour la création d’un festival de musique de film ?
M.-O.D. : Je ne suis pas contre. Il y en avait déjà un à Auxerre. Recréer un festival ne me semble cependant pas la priorité. Je trouve plus urgent « d’irriguer » les festivals existants en proposant des manifestations en lien avec la musique de film (prix, concerts, rencontres). Ce serait par exemple formidable s’il existait un prix de la musique de film à Cannes.
Que pensez-vous des émissions de télévision qui essayent de croiser les genres ?
M.-O.D. : C’est une démarche démagogique. Je ne vois pas ce que cela apporte. Ce qui est important est d’aller voir des concerts. J’ai été pendant six ans responsable de l’Orchestre d’Ile-de-France. Nous y avons mis en place des programmes de pédagogie qui se sont énormément développés. Ces missions ont été très bien accueillies. C’est cette démarche qui m’intéresse davantage que celle faite à la télévision. Il faut travailler avec toute sorte de public, avec des enfants et des adolescents. Il y a encore trop peu de choses faites pour ces derniers. Il faut mettre en place des projets attrayants pour eux. C’est beaucoup plus difficile que pour les primaires. Il faut les placer devant du concret. Je n’ai rien contre les écrans de télévision, mais un écran est un écran. Si vous mettez un adolescent devant ou autour d’un orchestre, cela a une tout autre portée. Il ne faut pas qu’il soit seulement spectateur, mais aussi acteur.
Que pensez-vous de la diffusion d’opéras dans les salles de cinéma ?
M.-O.D. : Il s’agit d’une bonne initiative. Toutes les villes de province n’ont pas d’opéra et certaines maisons d’opéra n’ont pas les moyens de monter des productions conséquentes. Il s’agit aussi d’un bon moyen pour faire connaître les talents d’aujourd’hui.
Quelle sera la suite logique de votre rapport ?
M.-O.D. : Eric Garandeau m’a demandé de continuer de travailler avec lui pour mettre en place ces propositions. Je continue donc de travailler avec le CNC avec le désir de contribuer à l’amélioration des conditions de production de musique originale à l’écran.
Propos recueillis par Edouard Brane, le 14 décembre 2011
(1)Consulter le rapport de Mr Marc-Olivier Dupin sur « La musique à l’image » : http://www.cnc.fr/web/fr/actualites/-/liste/18/788246
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