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« Il est primordial de pouvoir passer d’une esthétique à une autre » - Une interview de Philippe Jordan, directeur musical de l’Opéra de Paris
Tout semble réussir au jeune et talentueux Philippe Jordan depuis sa nomination à la tête de l'Orchestre de l'Opéra National de Paris. Trois saisons lui ont suffi pour redonner à cette phalange la cohésion et la personnalité qui lui faisaient défaut, après de longues années sans véritable maître à bord. L'aventure wagnérienne est sans doute responsable de cette unité artistique aujourd'hui reconnaissable, les troupes rassemblées autour de ce projet se préparant à présenter l'intégralité du Ring la saison prochaine (entre le 29 janvier et le 26 juin 2013).
Parallèlement à cette tâche, prise avec le sérieux qu'on lui connaît, Philippe Jordan dirigera pour la première fois cet été à Bayreuth Parsifal) et vient d'être nommé directeur musical des Wiener Symphoniker. Malgré un emploi du temps serré, il a accepté de répondre à nos questions entre deux services d'Arabella, une oeuvre qui sera présentée pour la première fois à la Bastille du 14 juin au 10 juillet, avec Renée Fleming dans le rôle-titre.
En prenant vos fonctions à la tête de l'Orchestre de l'Opéra National de Paris vous aviez déclaré vouloir avant tout, je vous cite, « faire de la bonne musique et du bon théâtre ». Pensez-vous y être parvenu ?
Philippe Jordan : Il est toujours difficile de se juger soi-même ou de qualifier le travail que l'on a accompli avec « ses troupes », car nous sommes trop impliqués, trop dedans, si j'ose dire. Je suis cependant en mesure de reconnaître que le niveau musical obtenu est satisfaisant ; nous avons pu créer en quelques saisons, le socle qui manquait à mon arrivée à cet orchestre. La qualité artistique, les connaissances et les aptitudes étaient là, mais pas suffisamment fortes et installées. L'expérience de La Tétralogie, réalisée avec deux équipes d'orchestre, nous a permis de travailler en profondeur dans une direction commune, à la recherche d'un style très particulier, tout en nous apprenant à jouer ensemble un répertoire très exigeant, qui demande les forces et l’énergie de tout le groupe, tout cela réparti sur deux saisons. Ce projet nous a indiscutablement réuni, nous a appris à nous connaître et à établir une manière de penser, de répéter et de définir un son, le nôtre.
Le fait d'avoir travaillé ensemble Mozart, Puccini, Verdi, Debussy et Wagner n'est sans doute pas étranger au fait d'avoir trouvé ce qui forcément manquait à votre arrivée, à savoir une identité partagée en termes de couleurs, de sonorités et de style ?
P. J. : C'est étrange car en abordant cette œuvre monumentale qu'est La Tétralogie, je ne savais pas avec certitude où cette partition allait nous conduire. Je me trouvais face à un orchestre français, possédant un son français, une caractéristique que j'adore et que je souhaitais mettre en valeur dans un ouvrage comme celui-ci, mais j'avais également conscience que la clarté n'était pas tout et qu'il fallait également veiller à travailler le son germanique, pour que l'orchestre sonne comme une phalange wagnérienne. A mesure que les répétitions ont avancé, j'ai découvert que l’Orchestre de l'Opéra possédait naturellement cette transparence et qu'il suffisait de la cultiver. En revanche il a fallu trouver le style du compositeur, attitude que j'ai également adoptée en dirigeant ma première Forza del destino de Verdi cette saison.
Si diriger un orchestre relève de l'apprentissage, de l'enseignement, qu'en est-il de l'interprétation. Comment avez-vous appris à interpréter les oeuvres que vous avez eu à jouer jusqu'à présent ?
P. J. : Je crois qu'il ne faut pas prendre le terme interprétation au pied de la lettre. Les jeunes chefs, dont je faisais partie, cherchent souvent à se faire remarquer en créant l'événement par de nouvelles approches, censées renouveler l'interprétation traditionnelle, mais plus on adopte cette attitude, plus on s'éloigne de la partition et de ce que voulait le compositeur. Pendant les répétitions je suis souvent surpris de constater combien il est facile d'essayer avec ses instrumentistes des choses qui ne sont pas écrites, alors qu'il est si dur de respecter les notes. Plus je fais ce métier et plus je m'aperçois que l'on peut être émerveillé par une interprétation, surtout celles qui nous ont été léguées au disque, alors que dans bien des cas ce n'est pas écrit comme cela dans la partition. Pourtant nous cherchons à prendre des directions qui nous sont propres et c'est là où commence l'interprétation !
Les indications sont parfois relatives et l'intervention d'un chef ou d'un soliste, confère à l'oeuvre sa personnalité. Même si nous nous efforçons de traduire ce qui est écrit, il y a toujours quelque chose de personnel qui ressort ; un allegro est un tempo, mais quel est son caractère, que cache-t-il ? Nous devons être le plus possible fidèle, trouver l'énergie, la vérité de la musique en respectant la partition et avoir conscience que plus on en est proche, plus l’interprétation a fait son travail. Je pense souvent à une phrase de Bernstein que j'aime beaucoup : « It's not important what the composer wanted ; it's surely not important what I or the conductor wants, but it's very important that the conductor thinks what the composer wanted.»(1) Tout l'art de l'interprétation réside dans cette maxime.
Dès le départ vous aviez annoncé que l’alternance des répertoires était bénéfique pour vous comme pour votre orchestre. On constate certes que vous avez élargi votre répertoire, mais pourtant laissé à d'autres le soin de diriger le baroque, les Russes ou Rossini.
P. J. : Je crois sincèrement qu'un chef d'orchestre doit être capable de tout jouer, mais faut-il encore en avoir le temps. Ici à l'Opéra à l’exception du répertoire baroque que je laisse à des spécialistes, je suis en mesure de tout diriger, de Mozart aux créations contemporaines. La diversité fait partie de mon cursus et depuis mes débuts j'ai du me mesurer à tout, de l'opérette à Verdi, en passant par Carmen, Puccini, Mozart et même Tchaïkovski, que je préfère pour le moment laisser à ceux qui parlent la langue. Cette alternance fait partie de ma formation. A Paris je suis davantage connu comme chef wagnérien et straussien, mais il est primordial de pouvoir passer d'une esthétique à une autre, d'une époque à une autre, ce que je continuerai de réaliser dans les années qui viennent.
Justement après Ariadne auf Naxos en 2004 et 2010 et Der Rosenkavalier en 2006, vous terminez la saison avec Arabella. Que vous inspire cette partition créée à Dresde en 1933, que l'on dit appartenir à un compositeur extrêmement novateur à ses débuts et qui au soir de sa vie regardait davantage sur son passé et surtout qu'elle sont ses spécificités et les difficultés qu'elle renferme ?
P. J. : Il s'agit d'une étrange partition ; Strauss avait dit à Hofmannsthal après Die Agytische Helena, qu'il s’était ennuyé et qu'il désirait retrouver un nouveau Chevalier à la rose. Cette commande était risquée, car on ne refait jamais deux fois la même chose, ou alors on se répète. Strauss dans Arabella, a repris beaucoup de formules entendues dans Le Chevalier, mais il amorce déjà ce qu'il fera dans Capriccio, dans cette façon qu'il a de gérer les mélodies, dans l'orchestration où les motifs qui sont construits comme des filets tendus tout au long de l'oeuvre, là où Le Chevalier les utilisaient davantage comme des leitmotive. La musique d'Arabella peut à ce titre apparaître parfois artificielle, ou manquer d'inspiration, ce qui a été reproché au compositeur après La femme sans ombre, et que la dernière partie de sa vie ne fera que confirmer. A partir de Capriccio et jusqu'aux Vier letzte Lieder, Strauss s'est replié sur lui-même, l'âge, la tristesse et la fuite du temps le montrant comme enfermé dans sa tour d'ivoire. Il faut également rappeler que la composition d'Arabella a été marquée par la mort d'Hofmannsthal en 1929, qui était certes un grand poète, mais un dramaturge moins puissant. Ils ont rencontré des problèmes sur cette ultime collaboration, ce qui se traduit par un premier acte réussi, suivi par deux autres moins équilibrés.
Il est également regrettable à mon avis, qu'ils aient décidé d'un commun accord de transformer l'histoire initiale, centrée sur le personnage de Zdenka ; dans sa nouvelle intitulée Lucidor, Hofmannsthal avait réuni autour de cette héroïne contrainte au travestissement par des parents sans fortune, la sexualité, la psychanalyse, la Vienne fin de siècle si chère à Schnitzler et plus tard à Jelinek. Or, ils ont préféré mettre Arabella au premier plan et faire de sa sœur un personnage secondaire, privilégiant ainsi une histoire hollywoodienne proche de Gone with the wind. Notre tâche consiste à travailler le texte, le style et à respecter la partition qui, il faut bien l'avouer, regorge de moments merveilleux : si j'étais capable de composer une telle musique, je serais fier ! (rires). A la différence de Capriccio, véritable huis-clos, Arabella contient des passages joyeux, des scènes nostalgiques, même si tout ce qui se passe dans cet hôtel n'est pas glorieux ! Il est amusant d'y trouver des emprunts à La Veuve joyeuse, lui qui méprisait tant Lehar : est-ce ironique, ou n'étaient-ils pas aussi éloignés qu'ils le pensaient ?
Votre été ne sera pas reposant puisque vous dirigerez pour la première fois à Bayreuth Parsifal dans la mise en scène de Stefan Herheim, avec Detlef Roth, Burkhard Fritz et Susan McClean, succédant à Daniele Gatti. Comment vous êtes-vous préparé à ce rendez-vous, que représente cette invitation et qu'avez vous envie de mettre en avant avec cette partition ?
P. J. : J'ai dirigé Parsifal la première fois à Graz où j'étais directeur musical, puis à Munich pour mes débuts ; il s'agit d'une oeuvre que je côtoie depuis ma jeunesse, mon père ayant réalisé l’enregistrement qui servit de bande-son au film de Hans-Jürgen Syberberg en 1982. Je ne l'ai pas retouchée depuis 2004 et je suis très heureux d'y revenir maintenant, surtout après m'être attaqué au Ring, mais également à Tannhaüser ou aux Maîtres chanteurs et, plus que tout, de le faire à Bayreuth. Le Festival fait très bien les choses en nous invitant à deux reprises, sur place, pour voir comment fonctionne la maison : on vous fait visiter les lieux, vous êtes convié aux générales, vous allez dans la fosse, dans la salle pour écouter le son, vous pouvez discuter avec des collègues, êtes coaché par des assistants, tout est extrêmement bien fait. J'ai ainsi pu voir le spectacle et écouter la lecture de Daniele Gatti.
Passer par Bayreuth vous transforme : vous y dirigez différemment car il vous faut dominer l’acoustique qui, comme vous le savez, est très surprenante puisque ce que vous percevez dans la fosse n'est pas perçu de la même manière dans la salle. Il faut donc apprendre à jouer parfois plus sèchement ou plus fortement, être en mesure de gérer les différences dynamiques, ce qui demande une vraie préparation : si je parviens à manier tous ces paramètres, je serai content. Cette production de Parsifal sera présentée pour la cinquième année ; elle est très belle, possède ses propres lois et je dois m'y conformer. La distribution est inchangée ce qui est rassurant, chaque protagoniste connaissant la mise en scène, ce qui dans le cadre d'une reprise pour laquelle peut de répétitions sont prévues, est préférable. Je vais pouvoir débuter sans pression, sans me retrouver sous les sunlights. Nous verrons pour la suite.
Qu'ai-je envie d'apporter ? J'ai très sincèrement envie de faire le mieux possible, mais j'ai conscience que le fait d'avoir abordé cette année à Paris Pelléas et Mélisande, a changé mon point de vue sur cette partition. Je vois aujourd'hui très clairement combien Parsifal a pu influencer durablement tant de compositeurs et combien « l'impressionnisme » de Debussy va faire du bien à Bayreuth.
Lorsque Pierre Boulez a abordé Parsifal sur la Colline en 1966, il n'avait pas encore dirigé Pelléas.
P. J. : Oui c'est exact et il se fit remarquer par la rapidité avec laquelle il dirigea le premier acte : 1h 26. Il faut savoir que celui de Gatti a duré 2h16 la première année. La question des tempi est passionnante. Christian Thieleman, pourtant connu pour sa lenteur, a changé ses habitudes après être passé par Bayreuth, convaincu qu'il fallait conduire plus vite. Il y a un avant et un après Festival.
Vous voyagez fréquemment et jouez avec des instrumentistes différents : y en a-t-il auprès desquels vous avez plus appris que d'autres et comment cela s'est-il traduit ?
P. J. : Les voyages font du bien, ils permettent de vous faire comprendre comment réfléchissent et travaillent les autres musiciens. Tous ne font pas attention aux mêmes choses, ne possèdent pas les mêmes qualités, n'ont pas les mêmes attentes et tout cela est très instructif. Avec le recul et mon expérience parisienne, je sais maintenant pourquoi il n'est pas toujours facile d'obtenir partout les mêmes choses. Les Wiener Philharmoniker m'ont beaucoup appris lorsque j'ai travaillé et passé du temps avec eux au Staatsoper. J'ai compris ce à quoi ils étaient sensibles, où se portait leur attention, et pu partager à leur côté des secrets de fabrication en parlant et en jouant.
Vous venez d'être désigné directeur musical des Wiener Symphoniker à partir de la saison 2014-2015 : au-delà de cette gratification, comme va s'organiser votre charge de travail entre Paris et Vienne et qu'espérez-vous jouer avec cette formation ?
P. J. : Il s'agit pour moi de disposer d'un orchestre symphonique, ce qui me manquait. Je vais pouvoir me partager entre le répertoire lyrique ici à Paris et le symphonique à Vienne, passer de la culture française à la mentalité et au son viennois, qui m'ont accompagné tout au long de ma formation et qui me sont indispensables. Les Symphoniker jouent tout le grand répertoire classique et romantique, dans deux très belles salles que sont le Konzerthaus et le Musikverein.
C'est pour moi une chance formidable et un défi car il va y avoir du travail à accomplir si nous voulons retrouver le meilleur niveau. A la différence des Wiener qui décident eux même du choix des œuvres ainsi que des chefs à inviter et multiplient les activités en direction des médias et des jeunes, les Symphoniker doivent se redéfinir, être mieux identifiés s'ils veulent reprendre la première place. Nous allons pour ce faire, proposer chaque saison des programmations construites sur des lignes éditoriales claires et créer un nouveau pool de chefs qui travailleront de manière pérenne avec cet orchestre pour atteindre l'excellence. Quelque chose me dit que nous allons y arriver.
Propos recueillis par François Lesueur, le 6 juin 2012
(1) « Ce que voulait le compositeur n'est pas important ; ce que je veux, ou veut le chef d'orchestre n'est certainement pas important, mais il est très important que le chef pense à ce que voulait le compositeur. »
R. Strauss : Arabella
Du 14 juin au 10 juillet 2012
Paris - Opéra Bastille
www.operadeparis.fr
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Photo : Vincent Lignier
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