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4ème Festival L’Esprit du Piano de Bordeaux - Piano poète - Compte-rendu
La confiance des mélomanes autorise à lancer des paris audacieux : tel était le cas cette année avec une création confiée au slameur Abd Al Malik et au pianiste, compositeur et improvisateur Bruno Fontaine (1) : « Pulsations et résonances des blocs ». Les erreurs de jeunesse, les flirts dangereux d’Abd Al Malik appartiennent au passé ; il en a tiré les leçons. L’admirateur d’Albert Camus a décidé d’être «positivement de son temps ». Tout en disant l’univers des barres HLM et de tout ce qui le compose, il signe des vers qui, outre leur force poétique, véhiculent les valeurs de celui qui sait que l’on ne bâtit rien avec la haine et les discours « victimistes ». A la demande de L’Esprit du Piano, les deux artistes ont imaginé un continuum de textes porté par la musique. «Contrepoint fantasque » dit Bruno Fontaine d’une superbe partie musicale, de couleur très française, qui permet aux mots de rebondir, aux moments d’illumination des poèmes d’Abd Al Malik de prendre leur plein envol. Impossible de décrire par les mots l’expérience à laquelle « Pulsations et Résonances » invite le spectateur, de dire le choc produit par l’ultime contrepoint inachevé de L’Art de la Fugue, magistralement joué, que Bruno Fontaine insère au milieu d’un spectacle rehaussé des quasi-improvisations lumineuses de Vincent Idez, fidèle partenaire d’Abd Al Malik. « Mon cœur est un château, une citadelle imprenable » : on n’est pas près d’oublier la manière dont Ad Al Malik a déclamé ce vers, cet « imprenable ! », point d’orgue d’une soirée aussi singulière qu’aboutie.
A chaque édition de L’Esprit du Piano sa figure tutélaire. Elisabeth Leonskaja (photo) était l’invitée 4ème Festival – et sûrement sa bonne fée ! Dans l’écrin idéal pour le récital de piano de l’Auditorium de Bordeaux, l’une des dernières héritières de la grande tradition russe signe un récital à marquer d’une pierre blanche. Première partie d’une parfaite cohérence : des Valses nobles et sentimentales, conçues de la plus intimiste façon, et trois Préludes de Debussy (Le vent dans la plaine, La fille aux cheveux de lin, Feux d’artifice), quintessenciés pour ne plus être que fascinants jeux de timbres, encadrent la 1ère Sonate d’Enesco. Un ouvrage redevable envers la musique française et trop rarement donné. Beaucoup d’auditeurs entendaient pour la première fois l’Opus 24/1 du maître roumain. Les veinards ! On ne saurait en effet rêver meilleure avocate que Leonskaja pour une partition dont elle distille couleurs et parfums (quel 3ème mouvement !) avec une phénoménale science du piano (pédalisation d’une confondante subtilité…) et ce naturel poétique qui est son sceau. Schubert occupe la seconde partie ; il est l’un des tout premiers musiciens du panthéon de la pianiste, russe de naissance et viennoise d’adoption. Dès l’attaque de la Sonate en ré majeur D. 850, dont les accords initiaux sont d’abord expression d’une joie intense, on comprend qu’un merveilleux voyage commence. Pas une note « morte » au long de celui-ci ; tout vibre, tout chante avec une profonde humanité et un style inimitable. Après une longue ovation, Beethoven est convié en bis : le Rondo pour un sou perdu, irrésistible de fraîcheur, d’humour et de chic !
Merveilleux voyage aussi que celui que l’on entreprend le lendemain avec Pietro De Maria. Après une longue période dédiée à Chopin (une intégrale majeure a été réalisée pour Decca Italie), l’artiste italien remonte « à la source » avec Bach et son Clavier Bien Tempéré dont le Livre I occupe la soirée. Du Prélude en ut majeur murmuré avec un calme saisissant – comme la naissance d’un monde - jusqu’à la vaste fugue en si mineur BWV 869, on est fasciné par la totale maîtrise avec laquelle le pianiste chemine au fil des vingt quatre épisodes du recueil. Plus qu’à une exacerbation du caractère de chacun, c’est à un approfondissement que De Maria procède. La poésie seule guide un interprète qui exploite toutes les ressources expressives du piano moderne. Un choix qui ne nuit cependant jamais à la clarté polyphonique et ne conduit à aucune surcharge, aucun surlignage déplacé. Du très grand art… Inutile d’ajouter que l’on attend avec impatience le moment où Pietro De Maria se décidera à confier au disque un Bach tout à la fois humble et profondément personnel.
Deux artistes de la génération montante sont à l’affiche de l’Auditorium le dimanche : Kotaro Fukuma puis Guillaume Vincent. Michel le Naour a récemment dit dans nos colonnes les mérites de l’artiste japonais à l’occasion d’une apparition remarquée à la Salle Cortot. On le retrouvait à Bordeaux dans un programme, identique à celui donné à Paris, construit autour de la thématique des cinq éléments - le ciel (kû) cher au bouddhisme s’ajoute ici aux quatre qui nous sont familiers. La Fantaisie KV 397 de Mozart ouvre avec un magique sens narratif un récital où l’on goûte la vigueur rythmique et la luminosité d’Albeniz (El Polo, Lavapiés), puis la subtile chimie sonore de Debussy (Cathédrale engloutie, Jardins sous la pluie). Les Chopin (Ballade n°1, Fantaisie-Impromptu), racés et parcourus d’un merveilleux frémissement poétique, ne sont pas en reste avant que ne jaillisse la Suite de L’Oiseau de Feu de Stravinski (un arrangement de la Danse infernale, de la Berceuse et du Finale du ballet réalisé en 1928 par Guido Agosti). Les interprètes ont tort de ne pas assez s’intéresser à ce triptyque et Kotaro Fukuma mille fois raison de défendre une transcription admirable, d’autant qu’il possède l’énergie sonore et les couleurs chatoyantes qu’elle requiert. Les auditeurs réservent un triomphe à un jeune maître qui les gratifie en bis de l’« Hommage à Piaf » poulencquien et d’un arrangement de son cru de la valse Je te veux de Satie. Fukuma se contente pas de parler un français admirable ; à l’instar de son aîné le Coréen Kun Woo Paik il s’approche aussi la part la plus secrète de la musique française.
Avec pratiquement une décennie de moins que son collègue japonais Guillaume Vincent (22 ans) fait partie de ce que la nouvelle génération du clavier français compte de meilleur. Révélé, comme Bertrand Chamayou avant lui, en partie grâce au Festival de Pâques de Deauville, le jeune Français conjugue des moyens techniques admirables avec une vraie sensibilité poétique. Avec l’année Alkan, il s’est pris de passion pour l’immense Sonate « Les Quatre Âges » et l’a de nombreuses fois jouée au cours des derniers mois, en compagnie de quelques Préludes de l’Opus 32 de Rachmaninov (2).
On l’avait entendu en juin au Lille Piano (s) Festival » dans cet original programme. Déjà remarquable, la conception s’est décantée depuis lors. Le texte foisonnant d’Alkan est exploré avec autant d’acuité mais la conception d’ensemble se révèle plus souverainement maîtrisée encore et l’on suit Guillaume Vincent avec un bonheur sans mélange tout au long de ce qu’Antoine Marmontel qualifiait de « véritable poème de vie ». Fin de concert russe avec quelques extraits de l’Opus 32 de Rachmaninov. Magie sonore, lyrisme intense et dénué de sentimentalisme, virtuosité aucunement démonstrative ; la musique du Russe n’est pas défendue avec une telle classe tous les jours… En bis, un Bach/Busoni au romantisme assumé achève de combler un public aux anges.
Alain Cochard
(1) Signalons la sortie d’un magnifique récital « Ragtime » sous les doigts de Bruno Fontaine ; un CD (AP 063) qui marque son entrée chez l’éditeur Aparté.
(2) Rappelons que Guillaume Vincent a enregistré l’intégrale des Préludes de Rachmaninov ( 2CD Naïve V 5296)
Bordeaux, Auditorium, les 13, 15, 16 et 17 novembre 2013
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Photo : Julia Wesely
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