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Itinéraire Baroque en Périgord Vert –Ton Koopman célèbre les Vêpres de Monteverdi - Compte-rendu
Itinéraire Baroque en Périgord Vert, créé en 2002 à l'initiative de Ton Koopman, est d'abord la résultante d'un coup de foudre : celui du musicien pour une région magnifique, ses églises et ses châteaux, irrésistible et constante invitation à l'itinérance. Portant on ne peut mieux son nom (le charme verdoyant du Kent mais sous un ciel déjà méridional), le Périgord Vert séduit en nombre Néerlandais et Britanniques, installés à demeure depuis souvent deux ou trois décennies. Ainsi de Ton Koopman, qui en a fait l'une de ses villégiatures de prédilection. Mais l'Itinéraire est aussi, en Périgord, la rencontre musicale et humaine de Ton Koopman, directeur artistique, avec des passionnés de musique, l'association homonyme sur laquelle repose le festival étant animée avec ferveur par Robert-Nicolas Huet, président et directeur du comité d'organisation, assisté d'une nombreuse équipe de bénévoles sans laquelle rien ne serait possible.
Après une préouverture le 17 mai, Concert de Printemps intégré dans un projet pédagogique de longue haleine à destination du jeune public : cette année Didon et Énée de Purcell en version de concert, sous la direction de Peter de Groot, avec le Jeune Chœur de Dordogne et Johannette Zomer en reine de Carthage, le festival proprement dit s'est ouvert le 24 juillet en l'église Saint-Martin de Champagne (presque sur les confins charentais), avec La voix des anges, programme baroque italo-allemand proposé par Ton Koopman à la tête de son Amsterdam Baroque Orchestra, qui fête cette année ses 35 années d'existence. Koopman et son épouse Tini Mathot firent entendre un rare Concerto pour deux orgues de Christoph Schaffrath – en l'occurrence deux des positifs, tous différents, tous magnifiquement sonnants, que l'on allait retrouver tout au long du week-end : si cette partie de la Dordogne est riche en églises, elle est aussi pauvre en orgues.
L'abbatiale Saint-Cybard de Cercles (qui jouxte La Tour Blanche) fut, autre constante du festival, l'épicentre du lendemain, aux concerts répondant Café baroque (point de rencontre des festivaliers durant cette journée), Itinéraire gourmand et Marché artisanal. Après Benjamin Lazar et Louise Moaty, accompagnés au théorbe par Thomas Dunford dans des Fables de La Fontaine, puis une table ronde sur « La déclamation et la gestuelle baroque au théâtre et à l'opéra », ce fut, en fin d'après-midi et toujours en ce lieu unique du 25 juillet, L'apothéose de Corelli, par les Wooden Voices (deux flûtes à bec, violoncelle baroque et clavecin) : au cœur d'un florilège de Sonates de Corelli (Opus 2 pour deux violons dans un arrangement d'époque pour flûtes) vint majestueusement s'intercaler Le Parnasse ou L'Apothéose de Corelli de François Couperin, dont le texte savoureux, en tête de chaque section, fut déclamé avec bonheur par le flûtiste Martin Erhardt. Une merveille de chant baroque instrumental, au style pur et à la beauté lyrique communicative, couronnée en bis d'une Danse de village de Philidor.
Intitulé Saveurs d'Orient, le dernier concert, en soirée, offrit un stimulant panorama des influences alla turca (pour simplifier) aux XVIIe et XVIIIe siècles. Judicieuse et séduisante alternance, à même de combler un public simplement mélomane aussi bien que connaisseur, de brèves introductions instrumentales hautes en couleur et d'airs interprétés par Johannette Zomer accompagnée de son tout récent (2013) ensemble Tulipa Consort. Et de débuter, précisément, sur Les Turcs de Telemann, page pleine de verve extraite d'une suite des plus singulières (Ouverture, Menuets I & II, puis… Les Suisses, Les Moscovites, Les Portugais et… Les Boiteux et Les Coureurs). Aux Turcs firent suite deux airs de l'opéra de Telemann Miriways (1728), situé en Perse, puis de Schmelzer La bataille contre les Turcs devant Vienne (1683), pour violon solo – Cynthia Miller Freivogel, virtuose et pittoresquement expressive quant aux effets obtenus – et continuo (clavecin et théorbe), dans la lignée de Biber. Après l'Allemagne ce fut l'Italie de Cesti (Orontea), la France de Lully (Le Bourgeois gentilhomme, Les Plaisirs de l'île enchantée, Phaéton), l'Angleterre de Purcell (Abdelazer).
Et dans chaque langue, de manière contrastée pour ce qui est de la projection vocale, chaque idiome dictant sa propre musicalité, la soprano, toute aisance, timbre lumineux et d'une belle égalité de registre, fit montre d'une diction parfaitement sentie. La seconde partie du concert fut consacrée à Haendel (Solomon, Berenice) et Hasse (Siroe), pages entrecoupées d'airs d'Irene et d'Idaspe du Bajazet de Vivaldi, assurément les plus grands moments, d'émotion et d'éloquence, de ce concert au charme impérieux, conclu en bis d'un Ombra mai fu de Haendel et d'une reprise du Nasce rosa d'Idaspe.
La journée du samedi 26 fut celle, véritablement, de l'Itinéraire. Six concerts en autant de lieux, distants chaque fois d'une poignée de kilomètres (ne pas perdre de temps sur les routes sinueuses de Dordogne !), entre milieu de matinée et fin d'après-midi. Si tous les festivaliers étaient réunis pour le concert d'orgue inaugural, en l'abbatiale gothique de Brantôme, ils se répartirent ensuite en cinq groupes d'une centaine de personnes, chacun des concerts suivants étant redonné pour chaque groupe, accompagné d'un guide faisant une brève présentation des lieux. Concert d'orgue, mais dans une église qui en est dépourvue : il fallait tout l'aplomb d'un Ton Koopman pour oser offrir la Partita O Gott du frommer Gott de Bach, l'Aria Rofilis et la virevoltante Fugue BuxWV 174 de Buxtehude, et pour finir le Voluntary en ré de Stanley, avec Trumpet tune… sans trompette puisque sur un orgue positif de quelques jeux, mais d'une acuité intrinsèque surprenante, qui plus est servie par le jeu nécessairement surarticulé de Koopman, devant une assemblée si nombreuse, d'une dynamique et d'une rythmique optimales. Tout simplement magnifique – et bluffant.
Un autre concert du jour avait également lieu à Brantôme, dans ce qu'il est convenu d'appeler le dortoir des moines, sous l'imposante charpente du grand bâtiment classique longeant la Dronne : Bach selon Hebenstreit, inventeur du pantaléon (son propre prénom), sorte de grand tympanon (famille des cithares) joué avec des mailloches, également dénommé dulcimer, en l'occurrence de forme trapézoïdale, doté d'un nombre impressionnant de cordes par note. Au programme de La Gioia Armonica : les Sonates BWV 1021 et 1019 de Bach, le violon étant remplacé par le dulcimer de Margit Übellacker : précision de frappe et maîtrise de la sonorité et de sa résonance firent merveille ; à l'orgue positif Jürgen Banholzer, tout aussi remarquable de projection dans l'espace du dortoir, notamment dans l'immense solo (Allegro médian) du BWV 1019, à très haut risque sur un clavier aussi léger. Un enchantement, presque un rêve, tenant à la douceur (mais quelle présence !) des instruments.
En cette année où l'on commémore le quatrième centenaire de la mort de Pierre de Bourdeille (1540-1614), dit Brantôme (abbé commendataire de l'abbaye Saint-Pierre), formidable témoin de son temps, un détour par le château de Richemont, sa résidence personnelle, qu'il fit édifier et où il repose, s'imposait. En plein air nous attendait Nicolas Achten, baryton (belge) s'accompagnant lui-même au luth et à la guitare baroque : Airs de cour au temps de Brantôme, où il fut naturellement beaucoup question de vie et de mort, d'amour et de plaisirs (Pierre Guédron, Robert Ballard, Étienne Moulinié, Antoine Boësset). Diction souple, subtile et onctueuse, selon les règles du vieux français, timbre chaleureux et d'un charme opérant du premier mot de présentation à la dernière note chantée : le voyage dans le temps fut délicieux, mêlant grâce et esprit, demi-teintes et souriante nostalgie.
Le souvenir de Pierre de Bourdeille, bien que ce ne fût pas son château personnel mais celui de sa famille, accompagna les festivaliers au château de Bourdeilles (avec s pour le lieu), le temps d'un concert au programme splendide mais sans doute d'une restitution moins charmeuse : Hommage à Jean-Marie Leclair à l'occasion du 250ème anniversaire de sa mort – Deuxième Recréation de Musique, Sonate V en trio, par l'Accademia per Musica du violoniste Christoph Timpe. Énormément d'énergie et de vigueur, mais pour ainsi dire d'une rusticité rasant, comme on dit en allemand (emporté, fulgurant, en tout cas excessive). Leçon de résolution, assurément, mais de style, sans doute moins. C'est probablement à Bourdeilles, sans se plaindre un instant d'une telle abondance musicale, que le festivalier aura pu regretter le tempo (rasant lui aussi) de l'Itinéraire, lequel ne laissait pas le temps de profiter du lieu, simplement entrevu, non visité : en l'occurrence le second château de Bourdeilles, Renaissance et admirablement meublé, lequel jouxte l'impressionnant château médiéval où avait lieu le concert. Mille regretz, ou presque.
Un programme intitulé Chantez l'Éternel attendait à son tour les cinq groupes – il faut imaginer que tous les musiciens de cette journée donnèrent cinq fois de suite leur programme en ce samedi d'itinérance ! – dans la charmante église Saint-Côme-et-Saint-Damien de Boulouneix : airs de cantates/motets signées Buxtehude et Vivaldi, avec en prime une Sonate de Domenico Scarlatti. Programme plaisant et léger, presque domestique par l'intimité du lieu et les moyens mis en œuvre : Walburga Ippenberger, soprano, Gerard de Wit, orgue positif et clavecin. Concert quasi-promenade, et simple but de promenade.
Le dernier concert, dans l'imposante et pourtant presque trop petite église Saint-Étienne de Condat-sur-Trincou, fut l'un des temps forts majeurs de la journée, saisissant de vie et de perfection musicale et instrumentale. Le Collegium Musicum den Haag y proposait un programme Telemann, Johann Christian et Johann Sebastian Bach : Sonates en trio pour flûte – Inês d'Avena, flûtiste brésilienne sidérante d'aisance, somptueuse de timbre, violon – l'Américaine Sara Decorso, sûre et baroquement impétueuse, et violoncelle – la Californienne Rebecca Rosen, puissant et sonore tempérament, toutes trois accompagnées du directeur de l'ensemble, le claveciniste et fortepianiste brésilien Claudio Ribeiro, non moins époustouflant que ses consœurs, notamment dans un Allegro di molto emprunté à une Sonate pour clavier solo de J.C. Bach. Un concert enthousiasmant de fraîcheur et de jeunesse autant que de maturité musicale.
En soirée : relâche…
Ton Koopman © Marco Borggreve et Jaap van de Klompp
Le festival 2014 s'est refermé, comme le veut la tradition, le dimanche 27 en la grande église de Saint-Astier (laquelle possède un orgue d'esthétique baroque, achevé en 2008 par la maison Pesce, de Pau, non utilisé en cette fin d'après-midi). Ton Koopman dirigeait son Amsterdam Baroque Orchestra & Choir (photo) dans les Vêpres de la Vierge de Monteverdi, Koopman qui, le 2 octobre, fêtera ses 70 ans. Difficile à croire, qu'il joue ou bien dirige – il faisait ici les deux, dirigeant d'un orgue positif, cependant qu'un autre positif était intégré aux instruments. Situé sous la tribune du nouvel orgue (pas en fond de nef mais latérale), faisant à la fois abat-son et un peu caisse de résonance, instruments et voix, qui plus est sous-tendus de l'inépuisable énergie distillée par Koopman, sans l'ombre d'un geste excessif, tout en douceur, précision et empathie, emplissaient l'édifice presque au-delà de sa capacité acoustique !
On sait qu'avec Koopman les tempos explosent de vie, rapides, très rapides même, mais jamais précipités, bousculés parce qu'en retard sur eux-mêmes et pressant le pas. Non, rapides mais d'une tenue irréprochable, même si l'on peut naturellement « regretter » de voir le temps passer si vite dans une œuvre aussi sublime. Retenir le temps et la beauté, c'est aussi quelque chose. Un seul exemple, dans la dernière pièce avant la pause, sur le Psaume 147 : Lauda Jerusalem, dont la première section, strictement chorale, fut prise sur un tempo hallucinant – chapeau bas pour les chanteurs, extraordinaires –, mais en sacrifiant la déclamation ne serait-ce que du mot magique Jerusalem.
Changement à vue pour les trois dernières section de l'œuvre, sur des tempos certes non pas retenus mais emprunts d'une douceur comme d'une force nourries l'une et l'autre de sobre extase, respirant d'une manière toute autre, promesse d'éternité. Sans renoncer un instant à une tempérance confirmée par de brèves introductions ou transitions en plain-chant homophonique, y compris après l'ultime tenue du bouleversant Magnificat. Presque dommage, car même le plain-chant le plus pur ne peut que s'incliner devant Monteverdi. Parmi les solistes, instrumentaux et vocaux, mention particulière, tout naturellement, pour le ténor Tilman Lichdi, d'une dramaturgie expressive à tout le moins confondante. Quelle présence vocale, et ce timbre, puissant et capable de mille nuances, couleur et dynamique confondues. Des Vêpres de cette trempe en plein Périgord Vert, c'est le petit miracle accompli par l'Itinéraire de Ton Koopman.
Michel Roubinet
Églises de Cercles, Boulouneix, Condat-sur-Trincou, Saint-Astier ; châteaux de Bourdeilles et de Richemont ; abbatiale et dortoir des moines de l'abbaye de Brantôme – 25, 26 & 27 juillet 2014.
Sites Internet :
Itinéraire Baroque en Périgord Vert
www.itinerairebaroque.com
Ton Koopman / Amsterdam Baroque Orchestra & Choir
www.tonkoopman.nl//?lan=2
Wooden Voices
http://www.erhardt-martin.de/wooden%20voices_eng.html
Johannette Zomer & Tulipa Consort
http://www.tulipaconsort.com
La Gioia Armonica
http://www.la-gioia-armonica.de/english/la-gioia-armonica-ensemble
Nicolas Achten
http://www.nicolasachten.be/fr/
Accademia per Musica / Christoph Timpe
http://www.itinerairebaroque.com/les-artistes/saison2014/ensembles2014/accademia-per-musica/
Collegium Musicum den Haag
http://www.cmdh.nl
Tilman Lichdi
http://www.tilmanlichdi.com
Photo © Accent Tonique
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