Journal
Carmen au Liceu de Barcelone – Tous les visages de Carmen – Compte-rendu
Avec cette production créée à Barcelone en 2010, Calixto Bieito, l'enfant terrible de la scène catalane a sans doute atteint le meilleur de son talent. En s'attaquant au mythe de Carmen, Bieito, réputé pour ses lectures sulfureuses, ses images chocs et son goût prononcé pour la provocation, a trouvé le terrain idéal pour dynamiter les conventions et y projeter ses propres fantasmes.
Sa transposition dans l’Espagne franquiste des années 60-70, période charnière de l'histoire de ce pays, apporte un regard d'une incroyable modernité sur ce qui n'est, à bien y réfléchir, qu'un simple, mais magnifique, fait divers intemporel. La présence d'une armée corrompue dans laquelle règnent quelques chefaillons rappelle la dictature, tandis que les contrebandiers, ici des trafiquants-proxénètes, officient dans l'ombre à bord de leur Mercedes, aidés dans leurs trafics par d'avenantes hôtesses que, ni l'alcool, ni les coups ne rebutent. Cigarière de jour, Carmen séduit sur ordonnance, jusqu'au jour où elle rencontre un beau soldat à qui elle fait tourner la tête et qui finira par l'égorger.
D'une logique imparable, Bieito n'a de cesse de raconter une histoire d'amour banale, dans une monde interlope où chaque personnage doit lutter pour survivre. Si l'alcool coule à flot - Carmen chante ivre sur le capot d'une voiture « Les tringles des sistres », une trouvaille -, si les coups et les humiliations pleuvent (viols, menaces, bagarres se succèdent), quelques images surprennent par leur force et leur beauté comme celle de ce torero venant répéter ses figures, absolument nu, en pleine nuit, au 3ème acte et plus encore celle de la mort de Carmen retenant sa plaie d'une main, stupéfaite, avant de s'effondrer, sans doute la plus impressionnante jamais vue. Au-delà de trouvailles scéniques renouvelées de bout en bout - Carmen sortant d'une cabine téléphonique pour faire son entrée, il fallait l'oser - on admire l'admirable direction d'acteur qui fait les grands spectacles et parvient de plus à les bonifier avec le temps.
Dans ce rôle qui lui colle à la peau et dans lequel elle a tout donné, Béatrice Uria-Monzon, la Carmen de toute une génération, se montre une fois encore inégalable ; scéniquement d'abord sa composition est éclatante de justesse, d’intelligence et de liberté. Car par-delà la proposition qui lui a été faite et qui inspire son jeu, c'est un peu tous les visages de ses Carmen qui se lisent et qui nous font comprendre sa réputation ; séduisante en combinaison, en jupe moulante ou en robe, pieds nus ou perchée sur ses talons, elle vit, respire, aime, hait et meurt non pas comme une héroïne de théâtre, mais comme un être de chair et de sang, avec le plus grand naturel, totalement abandonnée à son art. Vocalement, son instrument a trouvé aujourd'hui de nouveaux appuis, de nouvelles couleurs aussi, une position différente, plus claire, plus haute, qui renouvelle sa composition, lui permettant de susurrer la Séguedille, de densifier les Cartes et de tirer les larmes au final.
Nikolai Schukoff qui succède à Roberto Alagna (DVD Unitel classica), ne parvient pas à rivaliser sur le plan vocal, avec une ligne de chant sèche, privée de lyrisme et d'impossibles aigus tendus comme des arcs, mais son Don José habilement dessiné finit comme au Châtelet en 2008 et à la Bastille en 2012 à émouvoir par sa détresse. Evelin Novak braille sa Micaela et expédie son air, pour le plus grand bonheur du public..., tandis que Massimo Cavaletti crie sans complexe son Escamillo. Amusantes Frasquita et Mercédès de Nuria Vila et d'Itxaro Mentxaka, honnêtes Zuniga et Moralès de Giovanni Battista Parodi et Alex Sanmarti, tout juste passables Dancaïre et Remendado de Marc Canturri et Francisco Vas, entourés de chœurs à la diction flottante.
Dirigée du bout de doigts par le jeune Letton Ainars Rubikis, à qui font défaut la vision d'ensemble, le souffle et la cohésion instrumentale, la partition traîne trop souvent au 1er acte, dérape dans les ensembles des 3ème et 4ème, ou sonne creux dans les airs et dans les passages orchestraux.
Si cette représentation était la dernière donnée par Béatrice Uria-Monzon, il fallait y être, car il s'agissait certainement de la plus belle !
François Lesueur
Bizet : Carmen – Barcelone, Gran Teatre del Liceu, 2 mai 2015
Photo © Antoni Bofill / Gran Teatre del Liceu
Derniers articles
-
26 Novembre 2024Récital autour de Harriet Backer à l’Auditorium du musée d’Orsay – Solveig, forcément – Compte-renduLaurent BURY
-
26 Novembre 2024Alain COCHARD
-
26 Novembre 2024Alain COCHARD