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Interview de Carmen Giannattasio, soprano - « Le temps est venu pour moi de faire l'adulte en scène »
Interview de Carmen Giannattasio, soprano - « Le temps est venu pour moi de faire l'adulte en scène »
Avec un tempérament et des moyens vocaux comme les siens, il n’est pas surprenant que Carmen Giannattasio ait transformé ses rêves en réalité. La soprano italienne appréciée pour ses interprétations verdiennes, mais aussi et surtout belcantistes, retrouvera prochainement le personnage d’Elisabetta dans la Maria Stuarda de Donizetti que propose pour finir la saison le Théâtre des Champs-Elysées (du 18 au 27 juin), dans une mise en scène de Moshe Leiser et Patrice Caurier et sous la baguette de Daniele Callegari.
Le rôle d'Elisabetta dans Maria Stuarda que vous avez déjà interprété, est votre troisième incursion donizettienne après Parisina et Caterina Cornaro ; pour quelles raisons êtes-vous proche de ce compositeur et de ce répertoire réputé si difficile ?
Carmen GIANNATTASIO : Mais il faut bien que des artistes soient là pour chanter ces opéras, non ? (rires). Je me suis donnée les moyens de le faire très tôt dans ma carrière et m’étant vite passionnée pour ces œuvres, je dois avouer que Donizetti m’a d’emblée procuré de grandes satisfactions, car de tous les compositeurs de sa génération il est indiscutablement le plus moderne et le plus dramatique; sa musique est extrêmement originale, d'une inspiration étonnante et je me souviens très bien avoir découvert Maria Stuarda lorsque j'étais étudiante à l'Académie de la Scala. J'ai acheté la partition, l'ai étudiée et me suis juré qu'un jour je chanterai le rôle d'Elisabetta.
Votre typologie vocale et votre tempérament scénique vous permettraient également de chanter Maria Stuarda.
C.G. : Oui, car les tessitures sont très proches, c’est pourquoi il est indispensable d’associer deux timbres distincts pour créer des couleurs et des contrastes différents, mais je me sens plus en empathie avec Elisabetta. Elle m’intéresse énormément d'un point de vue psychologie, car selon moi l'Histoire a eu trop tendance à sanctifier Maria alors qu'elle n'avait rien d'un ange. Je ne pense pas aborder Maria, pour toutes ces raisons.
Le livret de cet opéra signé Giuseppe Bardari est adapté de la pièce de Schiller qui avait pris des libertés par rapport à l'Histoire. Comment faites-vous pour trouver votre vérité ?
C.G. : Je pense avoir trouvé ma vérité car je me suis beaucoup documentée. Selon moi, Elisabetta n'a jamais voulu tuer Stuarda, car elles étaient cousines, issues de la même famille royale et commettre un tel acte n'était pas envisageable. Dans la production imaginée par le duo Caurier/Leiser, elle se refuse de le faire et se promène un stylo à la main en disant à qui veut l'entendre qu'il lui est impossible de tuer sa cousine, qu'elle pourrait le faire, mais se l'interdit. Le livret ajoute évidemment un personnage supplémentaire pour qu'un triangle amoureux apparaisse et la trahison de l'amant Roberto, va finalement pousser Elisabetta à commettre l’irréparable. A l'époque je ne pense pas qu'elle ait elle-même ordonné le meurtre, mais qu'elle y a été contrainte par un complot. J'en suis sûre.
Chez Schiller elle regrette d'ailleurs immédiatement son geste dès qu'elle a signé le papier qui ordonne la mort de Maria.
C.G. : J'en suis persuadée, car au fond elle est très fragile. C'est un personnage contemporain, une femme de pouvoir, qui est dévorée par la passion, qui a des douleurs, des préoccupations, comme n'importe quelle femme qui aime et déteste. On a dit tellement de mensonges sur elle.
Comme je le disais, vous avez déjà interprété Maria Stuarda d'abord en concert à Berlin puis à Londres dans cette production signée Caurier/Leiser, où vous étiez face à Joyce DiDonato. Ici à Paris, vous serez confrontée à la soprano lirico-colorature Aleksandra Kurzak. Quelles seront les différences musicales et dramatiques que sa présence va entraîner ?
C.G. : Musicales, mais elles sont toujours différentes dès lors que l'on change de partenaire. J'aime beaucoup Aleksandra Kurzak, nous sommes amies et c'est la première fois que nous chantons ensemble. Sa voix est d'une grande beauté, la mienne est différente car je suis un soprano un peu falcon, comme on dit en italien « brunita », plus foncée ; j'utilise la voix de poitrine et cela créé des contrastes, car Elisabetta est souvent violente, parfois masculine, va jusqu'au cri et je n'ai pas peur d'aller vers l'âpreté. Nous sommes des acteurs avant d'être chanteurs, c'est une idée que je défends ardemment, car depuis Monteverdi qui a créé l'opéra, il faut jouer en chantant selon les principes du recitare cantando. Si je ne donne pas l'intention, le geste, la posture justes, à quoi cela peut-il servir ? Si la plus belle voix du monde ne produit aucune émotion, il lui manque quelque chose. Il faut rendre les choses animées.
Vos choix artistiques sont répartis entre le bel canto romantique de Rossini, Bellini et Donizetti, auxquels s'ajoutent Puccini et Verdi : difficile de ne pas déceler la marque, l’ombre, d'une célèbre soprano, Leyla Gencer que vous avez côtoyée. Que vous a-t-elle enseignée ?
C.G. : Je peux dire qu'elle m'a découverte : je suis née grâce à elle. Si elle ne m'avait pas invitée à Milan pour intégrer l'Académie de la Scala, je ne serais pas ici. Je me souviens parfaitement de tout cela. Nous avions des caractères très similaires et un jour elle m'a fait reprendre le même passage avec un aigu très difficile une bonne vingtaine de fois, en me critiquant très durement ! Nous avons fini par nous fâcher et sommes restées en mauvais termes. Presque un an après je l'ai revue à Paris, au Châtelet, où je participais au Concours Operalia, en 2002. Nous sommes tombées nez à nez, je l'ai saluée, elle m'a toisée sans me reconnaître, car j'avais les cheveux noirs. Elle m'a alors dit : « Avec ces cheveux de corbeau, je ne t’avais pas reconnue ! Et que fais-tu ici ? » Je lui a répondu que j'étais en compétition et elle m'a lancé alors un : « Que Dieu te l'envoie bien ! », comme on dit en Italie. Cela signifiait « Bonne chance ». Elle se trouvait au premier rang et avait placé un journal devant son visage pendant que je chantais la Scène finale du Pirata de Bellini. Elle m'a fait appeler après ma prestation et m'a dit textuellement : « Tu as très bien chanté, sorcière ! ». Et j'ai remporté le premier prix, ainsi que celui du public. J'étais très heureuse. Par la suite nous sommes devenues très proches et je suis la dernière personne qui lui ait parlé avant sa mort. Je l’appelais chaque jour et je peux dire que je l'ai beaucoup aimé, surtout en tant que femme Elle s'est excusée de m'avoir si mal traitée à l'Académie et m’a avoué qu'elle n'avait pas compris mon talent. J'ai appris la grandeur de cette femme. Dure, oui, mais honnête.
Faisait-elle partie de vos modèles ?
C.G. : Quand j'avais vingt ans, mes idoles s'appelaient Gencer, Callas ou Verrett, qui a également été mon professeur. Ce furent de vrais monstres sacrés de l'Opéra, que l'on admirera toujours, il est donc tout à fait normal de les avoir écoutées ; que peut-on ajouter de plus ? Bien sûr nous sommes tous à un moment donné attirés par ces figures, mais il est indispensable d'avancer, de faire son chemin avec sa dimension, sa personnalité, sans se contenter d'imiter.
Gencer me disait avoir beaucoup regretté d'avoir chanté tant de partitions peu ou pas connues, si tard dans sa carrière et de s'être abîmé la voix en chantant Butterfly et surtout L'Ange de feu qui lui a fait perdre son ut piano, celui d'Aida. Après cela elle avait un trou dans la voix qu'elle a su très habilement masquer. Je l'admire énormément vous savez et mesure aujourd'hui la chance que j'ai eue de l'avoir rencontrée et qu'elle ait pu me transmettre les secrets de cette vieille école de chant. Y compris le poitrinage aujourd’hui si décrié, taxé de vulgarité ; mais certaines situations le demandent et il faut savoir le placer sans en abuser, bien sûr, mais ne pas l'éliminer, ça non. Nous sommes des acteurs et comme au théâtre, nous devons varier les couleurs, trouver des effets. Je préférerai toujours commettre une erreur plutôt que de gommer l'émotion.
Je me souviens de vous avoir entendue ici au TCE, en janvier 2012, en concert auprès de Vittorio Grigolo.
C.G. : C'est un grand ami, nous nous connaissons depuis plus de vingt ans ; nous avions enregistré le duo de Traviata qui figure dans son second album et il m'a demandé si j'étais libre pour le week-end. Je chantais Leonora du Trouvère à Toulouse au même moment et j'ai accepté son invitation avec grand plaisir.
Quel chemin parcouru en seulement trois ans ! Comment voyez-vous l'évolution de votre voix ?
C.G. : Je ne sais pas quoi vous dire. Si j'observe les années qui viennent de s'écouler, je constate que ma voix a été d'une grande flexibilité. Je suis heureuse d'avoir commencé mes études de chant comme mezzo léger et d'avoir beaucoup chanté Rossini et Mozart ; cela m'a permis de maintenir la colorature qui m'est très utile aujourd’hui pour Norma. Je constate que ma voix est devenue plus ample, plus large, ce qui me permet de chanter Verdi et Puccini. Je ne veux pas abandonner le bel canto qui représente le monde où je me trouve le plus à mon aise et espère pouvoir y rester longtemps, sans pour autant me priver de certaines expériences.
Vous savez, notre instrument est très particulier car chaque année nous gagnons des choses et en perdons d'autres, c'est un peu comme le vin : je trouve que ma voix est plus belle qu'il y a cinq ans et que ma technique est plus aguerrie. C'est incontestablement grâce à ma rencontre avec le professeur de Vittorio, Danilo Rigosa. Il y a cinq ans je voulais quitter l'opéra, quitter la scène et ce travail, car je n'en pouvais plus sur le plan professionnel et personnel, mais Danilo m'a aidé à surmonter ces épreuves. Il m'a permis de résoudre un bon nombre de problèmes et trois ans ont suffi pour me remettre sur la bonne voie. J'ai de beaux projets pour l'année prochaine, comme Macbeth que je dois aborder à Vienne : je pense que ce rôle arrive au bon moment. On y trouve encore des traces de bel canto et je suis persuadée que les grandes voix sans souplesse n'y ont pas leur place. J'ai étudié Lady Macbeth avec Leyla, qui a été selon moi la plus belle interprète de ce rôle, car même si la Callas a été magnifique, elle ne l'a chanté qu'une fois à la Scala, alors que la Gencer l'a énormément chanté, comme Verrett. Nous verrons, si ça marche, tant mieux, sinon nous irons voir ailleurs.
Il y aura également Attila à Monte Carlo, une nouvelle production signée Ruggero Raimondi, en avril 2016. Le temps est venu pour moi de faire l'adulte en scène et de ne plus jouer les petites filles (rires). J'ai prévu de dire adieu à Traviata au Met en 2017, et de la laisser aux jeunes, plus fraîches (rires). Je ne dis pas ça pour avoir des compliments, c'est tout à fait en conscience. Je ne veux pas chanter Violetta à 60 ans, même si on en a vu. Aujourd’hui avec l'intrusion de la télé, des médias et des réseaux sociaux, ce n'est plus possible.
Propos recueillis le 29 mai 2015 par François Lesueur
Donizetti : Maria Stuarda
18, 20, 23 et 25 juin 2015
Paris - Théâtre des Champs-Elysées
www.concertclassic.com/concert/maria-stuarda-de-donizetti
Photo © carmengiannattasio.com
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