Au fil du temps, leur vaste et très singulière discographie (1) n'a fait que croître dans des directions aussi variées que judicieusement ciblées, ensemble comme séparément, reflet de leurs affections et rencontres musicales, de leurs parcours individuels et commun. Ainsi Marie-Ange Leurent a-t-elle gravé des récitals sur son orgue Cavaillé-Coll–Haerpfer-Erman de Notre-Dame-de-Lorette et Éric Lebrun (2), entre autres (3), l'œuvre d'orgue de Jehan Alain, Maurice Duruflé et César Franck sur son Cavaillé-Coll de Saint-Antoine-des-Quinze-Vingts (Naxos) – mais aussi un superbe Balbastre à l'orgue Callinet d'Issenheim (Solstice). À quatre mains (ou en alternance pour certaines pièces), ils avaient déjà gravé, également pour Solstice, trois CD aux programmes inventifs et regorgeant de raretés sur l'orgue historique si chaleureux de Maó (Mahon), à Menorca (Baléares), dont un réjouissant L'orgue s'invite à l'opéra.

Marie-Ange Leurent et Eric Lebrun © Pascal Copeaux

Avaient suivi, pour ne citer que les étapes les plus marquantes, quelques coffrets leur tenant à cœur – accompagnés de plusieurs monographies d'Éric Lebrun parues chez Bleu Nuit éditeur : Boëly (avec Brigitte François-Sappey), Buxtehude, Franck (4). On citera en tout premier lieu l'œuvre intégrale pour orgue de leur maître Gaston Litaize (5 CD Bayard Musique, 2009, reprenant les Douze Pièces pour grand orgue initialement parues chez K 617 – ils avaient déjà gravé les 24 Préludes liturgiques à Issenheim pour Solstice, 2002), complétée de la Missa solemnior avec le Chœur Régional Vittoria d'Île de France dirigé par Michel Piquemal + pièces d'orgue, dont la Sonate à deux, qui leur est dédiée (Solstice, 2004), œuvres déjà gravées en 1996 pour K 617 : c'est dire combien les deux musiciens n'ont cessé de défendre l'œuvre de Litaize. L'entreprise, comme à leur habitude, avait été accompagnée d'un imposant cycle de concerts (5). Deux autres projets d'envergure, également assortis de cycles de concerts, avaient précédé en 2007 et 2008, puissant reflet de leur double engagement, au concert comme au disque : intégrales Dietrich Buxtehude et Alexandre-Pierre-François Boëly (respectivement 6 CD et 8 CD Bayard Musique).
 
Et Bach ? Il apparaissait déjà, à Issenheim, dans un programme intitulé Musique pour le temps pascal, au côté tant de Zipoli ou Mozart que de Valéry Aubertin : Sonatine pour les étoiles, dédiée à Marie-Ange Leurent – car l'un et l'autre sont d'ardents défenseurs de la musique de notre temps, Éric Lebrun étant lui-même un prolifique compositeur (6). Puis, à l'orgue Kern de la cathédrale de Bourges, Éric Lebrun avait offert du Recueil Kirnberger une version avec chorals chantés – par Gilles Ragon. Après quoi tous deux avaient signé sur le vivifiant Grenzing de Saint-Cyprien-en-Périgord un formidable « inédit » à l'orgue : Inventions et Sinfonie à 2 et 3 voix (2012), pour un éclairage puissamment renouvelé.
 

 

​L'Art de la Fugue, Contrepoint IX (début)

C'est peu dire que l'on vient de passer à la vitesse supérieure avec deux parutions très attendues chez Monthabor Music, sorte d'alpha & omega de Bach à l'orgue (7). D'un côté l'extrême maturité, spéculative et humaniste, et l'un des sommets de l'œuvre du Cantor : L'Art de la Fugue à quatre mains, également présenté en concert. On a déjà eu l'occasion (8) de dire ce qu'apporte cette mise en perspective vertigineuse de l'œuvre, qu'il s'agisse des Contrepoints les plus denses ou, presque à l'opposé, des quatre sidérants Canons, duos stratosphériques sur le fil du rasoir, animés d'un vent de folie expressive mettant en exergue toute l'incroyable modernité de cette musique en définitive hors du temps. L'instrument choisi, post-baroque et déjà romantique pour certaines de ses couleurs, est l'orgue érigé en 1845 par Johann Andreas Engelhardt dans l'église neuve de Herzberg (Basse-Saxe), imposant de tempérance et de poésie, de noble splendeur et de lisibilité. Une version somptueuse et en vérité unique, laquelle complète admirablement, à l'orgue, les chefs-d'œuvre que sont les intégrales de Marie-Claire Alain – tout particulièrement la seconde, à Masevaux (1992) – et d'André Isoir à Saint-Cyprien (1999), ou encore celle de Helmut Walcha à Alkmaar : lorsqu'en 1956 Deutsche Grammophon s'était demandé qui, jouant quoi, serait digne de signer la toute première gravure stéréo du label, le choix s'était porté sur Walcha et Die Kunst der Fuge à l'orgue – comme une évidence.© Mon
 

Après L'Art de la Fugue, voici le premier volume (sortie officielle : 26 mars) d'une intégrale Bach qui devrait être achevée d'ici 2019 et qui comptera neuf doubles CD, Marie-Ange Leurent et Éric Lebrun se répartissant les œuvres dans l'harmonie. Ce premier opus est consacré au jeune Bach : sur le CD 1 les Partitas, à l'orgue Jean-André Silbermann (1750) de Soultz (Haut-Rhin) ; sur le CD 2 les Chorals d'Arnstadt (ou Neumeister), en référence au premier poste d'organiste d'un Bach de dix-huit ans, à l'orgue André Silbermann (1732) d'Ebersmunster (Bas-Rhin) : deux merveilles d'une facture française fort au courant de ce que faisait le cousin Silbermann de Saxe, parfaitement appropriées à ce répertoire, jubilatoire ainsi servi par une palette haute en couleur. À la différence de l'intégrale Bach publiée par Aeolus, celle-ci ne restera pas en Alsace pour les volumes suivants mais partira à la rencontre d'orgues historiques, célèbres ou méconnus, d'Allemagne, des Pays-Bas et du Danemark, ou encore d'instruments récents. Deux doubles CD sont d'ores et déjà annoncés pour 2016 : Orgelbüchlein et Chorals Kirnberger, puis Klavier-Übung III et Chorals divers. À suivre passionnément …
 
Quant au concert, on pourra retrouver les deux interprètes le 24 avril à l’église Saint-Paul de Pessicart à Nice (9), le 2 mai à l’église Notre-Dame de St-Mandé et le 21 mai Paris, à l’église St-Denys du St-Sacrement