Journal
Le corps dansant s’expose au musée (Paris & Lyon) – A l’origine était la danse
Du ballet, émergé au XVIIe siècle d’un monde codé et structuré où la beauté se devait de transcender la nature humaine, le corps dansant, tout au moins dans les cultures occidentales, redevient aujourd’hui instrument à part entière, explorant à l’infini ses possibilités expressives et gymniques. Et alors que les danses de rue, expression d’une spontanéité d’un autre style, ont pratiquement remplacé les anciennes danses folkloriques. Horizons multiples, revendications de tous ordres, cris de désespoirs, quête métaphysique ou mystique autant qu’interrogation sur la matière, ce nouveau corps dansant dégagé au début du XXe, ne se donne qu’une seule flèche directrice, la liberté totale.
@ Edouard Lock
Vaste programme, souvent aberrant faute de langage suffisamment abouti, et qui conduit à un enfermement parfois pire que celui des précédents codes académiques. Le terme de beauté étant devenu tabou, alors que le retour à la Grèce antique des mouvements initiés par Isadora Duncan ramenait justement aux règles d’une culture possédée par cette même beauté, celui de vérité s’impose aujourd’hui, influencé par les concepts de laideur expressive du monde germano- scandinave, et de l’aléatoire, mais aussi de la prise de conscience intime de l’être, ou encore de son rapport à l’espace par le mouvement, prôné par Cunningham et les siens. Bref, aujourd’hui, la danse ose tout, et de ce fait réussit peu, mais elle a su par la hauteur de sa démarche –menée souvent par des penseurs plus que des danseurs – se concilier les plus hautes sphères de l’intellectualité.
Alors que du temps où les mots grâce et beauté avaient cours, elle était tenue à distance comme pur agrément par les intellectuels, la voici qui, de plus en plus aride, et quasi coupée de la réalité de celui qu’on appelle modestement un spectateur, pousse les marches suprêmes des musées, ces temples sacrés de l’immobilisme déifié, que de courageux soldats de l’art tentent pourtant aujourd’hui de rendre accessibles et vivants. Avec aussi des résultats plus que contestables. Mouvante et insaisissable, elle se trouve capturée en diverses expositions qui cernent la vie complexe de l’image, et s’efforcent de décrypter le sens des créations diverses de notre temps, tout en gardant à la statuaire son envol et à l’éphémère sa durée.
© Laurent Philippe
C’est justement vers cela que tend Corps rebelles, la passionnante galerie mise en place à Lyon pour le Musée des Confluences, par la commissaire Agnès Izrine, à partir d’un concept proposé par le Musée de la civilisation du Québec. Izrine, remarquable journaliste et anciennement rédactrice en chef du magazine Danser, lequel a disparu, preuve d’une crise incontestable, connaît son corps dansant comme personne. Elle a vu, analysé, pensé, pesé, rêvé et remis en cause à peu près toutes les tendances du moment. De ce fait, elle est à même de canaliser les fonctions, voire les missions d’une danse contemporaine qui se veut lecture du monde autant que descente dans des voies peu explorées de la mise à nu face à l’autre, c'est-à-dire le regard du public.
Car tel est bien l’acte de danser, lorsqu’il se fait spectacle et n’est plus la célébration d’émotions ou de croyances collectives, comme les danses traditionnelles. Ainsi Izrine a-t-elle défini sa réflexion sur les enjeux de la danse, qu’elle fait partager dans un espace un rien austère, baigné d’ombre, qui dit combien l’affaire est traitée avec le plus grand sérieux. En six thèmes qui scandent le parcours du visiteur, écouteurs sur les oreilles, on passe, vidéos à l’appui, de la Danse virtuose, incarnée par l’extraordinaire canadienne Louise Lecavalier, à la Danse vulnérable, illustrée surtout par l’après-Hiroshima au Japon, à la Danse politique, à la Danse savante et populaire, et à la Danse d’ailleurs, bizarrement confinée aux danses africaines, source d’inspiration à ce jour autant que le fut il y a un petit siècle, la découverte de l’art plastique noir. Avec un point d’orgue sur Lyon, capitale de la danse d’aujourd’hui comme autrefois des Gaules. Le tout complété de diverses manifestations destinées à intégrer le public plus avant dans la réflexion mise en place et notamment l’évocation d’un sujet brûlant dans l’éphémère de la gestique, celui de la mémoire, illustré par huit versions du Sacre du Printemps, de Nijinski à Béjart et Pina Bausch, outre cinq autres de leurs pairs. Fascinante confrontation où chacun fera son choix, et véritable descente en soi que cette visite inquisitrice.
Jean Bologne, dit Giambologna, Mecure volant, Paris Musée du Louvre © Musée du Louvre, dist. RMN - Grand Palais / Thierry Ollivier
Très ambitieuse aussi, bien que sous des dehors plus modestes, l’exposition Corps en mouvement que propose la Petite Galerie du Louvre, sous la direction de Florence Dinet, et avec le clin d’œil possiblement inspiré de Benjamin Millepied, sollicité comme commissaire alors qu’il était encore Directeur de la danse à l’Opéra de Paris, et qui de ce fait a choisi nombre des œuvres présentées ici. Le propos est tout différent de celui de Lyon. Dans cet espace qui se veut didactique, l’accent est mis sur la façon donc les créateurs ont su animer la matière, mais pas forcément dans l’acte de danser : ainsi une kermesse de Rubens interroge t’elle sur la dramaturgie picturale du mouvement tandis que des pièces extraordinaires de Rodin, ses acrobates, d’une vitalité primale, crient la violence du corps en état d’expansion. Bien plus que le caractère figé des Degas, qui eux racontent un temps plus que le mouvement. Danseuse séfévide, Gorgone en course sur les flancs d’une amphore attique , chevaux galopants sur des photos d’Eadweard Muybridge, au mouvement décomposé, ange volant tenant un phylactère, esquisse de marche d’une statuette égyptienne, splendeur ailée du Mercure de Gianbologna : tous sont comme dominés par une danse devenue art divin quand un ciseau digne de Praxitèle donne vie à trois sublimes Danseuses de Delphes décorant une colonne – au passage on se désole que ce chef d’œuvre soit ordinairement invisible du public puisqu’il demeure bien caché dans les trésors de la gypsothèque de la Petite Ecurie du Roi à Versailles, alors qu’un moulage permettrait de le faire admirer de tous. Et Carpeaux, enfin, avec l’intense jubilation de ses danseurs grisés d’eux-mêmes. Ici ce n’est plus vraiment de danse qu’il s’agit, mais de la façon dont on peut par le biais d’œuvres immobiles, arracher le mouvement à la matière. Beau thème de réflexion artistique.
Leon Bakst en 1890 © Photographie BnF, département de la Musique, Bibliothèque-musée de l’Opéra
Enfin, une exposition qui a tout d’un cadeau de Noël, puisqu’elle rutile, gambade, impose la plus tourbillonnante, la plus féerique et à la fois novatrice des visions de la danse et du rôle historique qui fut le sien, avec l’arrivée triomphale des Ballets russes et de leur plus fastueux illustrateur, Léon Bakst. Certes, il y eut les talents fabuleux de Nijinski, Karsavina, Pavlova et de bien d’autres, mais qu’aurait été Schéhérazade sans le bleu violent dont l’inonda de façon inattendue le peintre russe, l’Après-midi d’un Faune sans la toile brouillée de soleil qu’il fit répondre à la sensualité de Debussy et à l’érotisme de Nijinski, immortalisé par la voluptueuse figure serpentine, ourlée d’un voile bleu, qu’il lui créa pour le programme de 1912 : sans doute sa plus célèbre image. Ses personnages orientaux débordent de chair, de couleurs fortes, de mouvements enivrés. On les devine parfumés de musc, d’ambre et de patchouli, noyés de sueurs. Certes, il n’y a pas là de grandes découvertes tant cette épopée et ses héros ont été relatés par d’innombrables livres illustrés, mais l’idée de l’exposition est ici de montrer comment la force de cette inspiration bigarrée, qui tranchait tant avec le pompiérisme ou les sucreries de la fin de siècle, sut ouvrir de chemins à un art de la scène plus brut, plus provocant, avant que Bakst lui-même ne fut dépassé par le courant qui emmenait la danse vers des destinées plus ambitieuses encore, collant à la révolution des idées que les années 20 allaient mettre en mouvement.
Adolphe de Meyer, Nikinski et une danseuse, 1914. Paris, musée d’Orsay © RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Droits réservés
Aussi voit-on sur plusieurs documents moins connus, le costume évoluant vers la haute couture parisienne, les délires poétiques ou fantasmagoriques des ballets se réfugiant vers les salons des grands maîtres du vêtement. Aujourd’hui, à l’heure ou le jean effrangé fait rage, il reste des Lacroix, des Galliano pour rallumer l’imaginaire fatigué par l’indigeste nécessité du vêtement pratique. De l’émouvant tutu de cygne de la Pavlova aux tops models descendant l’escalier de l’Opéra, qu’une splendide vidéo nous donne à admirer, véritables oiseaux de feu modernes, c’est un rêve en mouvement qui éblouit en une bienfaisante débauche de couleurs.
Léon Bakst, programme pour la septième saison des Ballets russes, Nijinski dans L’Après-midi d’un faune, 1912. Imprimé BnF, département de la Musique, Bibliothèque-musée de l’Opéra
Trois expositions également inspirées, trois démarches qui montrent la nécessité de la danse, la force du mouvement codifié ou non, mais toujours porteur d’expression. Et toujours la même interrogation : pourquoi danse t’on ? Sans doute le corps fut il très vite porté par le rythme, perceptible aussi bien du fond de l’être que dans la nature. Alors vint la danse, avec ses myriades de formes, magie, culte, union avec l’univers, exaltation des passions et d’une pure animalité, besoin primitif de libérer son corps en le poussant à bout – éternel paradoxe –, c’est à l’essentiel de cet acte dansant , par delà la notion de spectacle, née avec le théâtre, que font réfléchir les thèmes traités dans ces trois musées, du drame à l’enchantement, de l’éternelle opposition Dionysos/Apollon et de l’idéale beauté aux nouvelles donnes du mouvement contemporain, qui tente de tout remettre à plat. On a dès lors envie d’en revenir au mot de l’implacable et éblouissant Serge Lifar, paraphrasant l’évangile selon Saint Jean : « à l’origine était la danse » !
Jacqueline Thuilleux
Lyon, Musée des Confluences, Corps rebelles, jusqu’au 5 mars 2017. www.museedesconfluences.fr
Paris, Musée du Louvre, Petite Galerie, Corps en mouvement, jusqu’au 3 juillet 2017. www.louvre.fr
Palais Garnier, Bibliothèque-Musée de l’Opéra, Bakst, des Ballets russes à la haute couture jusqu’au 5 mars 2017. www.operadeparis.fr
Deux splendides catalogues:
Corps en mouvement, La Danse au Musée, Benjamin Millepied, Georges Vigarello, Jean-Luc Martinez (Louvre éditions Seuil, 156 p., 29€.)
Bakst, des Ballets russes à la Haute couture, Mathias Auclair, Sarah Barbedette, Stéphane Barsacq (BNF Editions, Opéra National de Paris, Albin Michel, 192 p., 39€.)
Très intéressant également, celui de Corps rebelles (Editions courtes et longues-Musée des Confluences, 33 p., 18€.)
Photo © Rodin, acrobate © Musée d'Orsay/Pauline Hisbacq
Derniers articles
-
13 Novembre 2024Alain COCHARD
-
13 Novembre 2024Alain COCHARD
-
12 Novembre 2024Jean-Guillaume LEBRUN