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Cédric Tiberghien aux Solistes à Bagatelle 2021 – Construit et vécu – Compte-rendu

 

Parmi les 250 pianistes qu’Anne-Marie Réby a fait jouer dans le cadre des Solistes aux Serres d’Auteuil puis à Bagatelle, douze d’entre eux, présents très tôt dans l’histoire du festival, ont été retenus à l’affiche de l’édition 2021. Cédric Tiberghien en fait évidemment partie puisque, auréolé de son Premier Grand Prix du Concours Long Thibaud 1998, il a été parmi les premiers à se produire aux Serres. Largement reconnu au-delà de nos frontières, l’artiste demeure trop rare sur les scènes parisiennes ; il compte pourtant parmi les plus grands pianistes français d’aujourd’hui – et les plus complets en matière de répertoire, que soit en solo, concerto ou musique de chambre – ; son récital à l’Orangerie est venu le rappeler avec une intensité toute particulière et, cela caractérise Tiberghien depuis toujours, un programme construit de façon exemplaire.

Le goût du pianiste pour la variation n’est pas nouveau ; on se souvient d’un superbe disque Beethoven (où figuraient entre autres les Eroica) enregistré il y a vingt ans exactement (1). Cette forme inspire le récital de Bagatelle ; programme en miroir avec d’une part les Variations sur un thème de Paisiello WoO 70 de Beethoven et les Etudes en forme de variations sur un thème de Beethoven WoO 31 de Schumann, de l’autre les Gestervariationen de Schumann et les Variations sur « Kind, willst du ruhig schlafen » WoO 75 de Beethoven, et en son milieu une pièce de la fin du dernier siècle : Processionnal de George Crumb.
 
Aux délicieuses Six Variations sur le duo « Nel cor più non mi sento » de La Molinara de Paisiello, Tiberghien se garde de réclamer plus qu’elles ne sauraient offrir, mais la simplicité, la mobilité d’humeur et le charme avec lesquels il aborde ce cahier font immédiatement mouche. Et que de poésie sait-il extraire de la quatrième variation ...
Restées inachevées, les Variations sur une thème de Beethoven sont l’œuvre d’un Schumann de 20 ans. A l’interprète de faire son choix dans un ensemble réparti entre quatre manuscrits : Tiberghien prend le parti de ne pas jouer le thème de l’Andante de la 7Symphonie qui a servi de point de départ, préférant le laisser sous-jacent lors d’une succession de variations où se révèle un visage méconnu du compositeur. Comment des pages aussi belles peuvent-elles rester dormir dans les tiroirs, se dit-on en écoutant un interprète qui, d’une sonorité pleine, riche et toujours parfaitement accordée au caractère, traduit l’esprit d’une musique où l’admiration pour Le grand devancier se mêle – déjà – à des pensées hantées et des climats fantomatiques.
 
L’enchaînement avec Processional de George Crumb, pièce de 1983 que l’auteur note Sempre pulsando, estaticamente, s’effectue sans le moindre hiatus. Saisissant cortège que celui où nous entraîne Tiberghien : son parfait contrôle des nuances dynamiques sidère littéralement, tandis que sa maîtrise du timbre le montre capable de toujours distinguer entre ce qui relève de la pulsation et les nombreux « événements » qui surviennent au cours du morceau. Ajoutons que les ressources du somptueux CFX Yamaha réglé par Pierre Malbos ne sont pas étrangères non plus à la réussite de cette exécution, tout comme à celle de l’ensemble du programme. Il se poursuit avec les ultimes Geistervariationen de Schumann que le pianiste saisit dans toute leur étrangeté et leur définitif désespoir, sans verser dans la surcharge testamentaire.

La lumière revient en conclusion avec Beethoven et les Variations WoO 75 que Tiberghien emporte avec vivacité, piquant, humour, un peu d’effronterie aussi, se souvenant de l’ardeur – et de l’impertinence souvent ! – avec laquelle le jeune compositeur conquérait les salons viennois. Un pur régal, suivi en bis par le fameux arrangement par Egon Petri du « Schafe können sicher weiden » de la Cantate BWV 208 de Bach dont la pulsation offre un écho à celle du Crumb. Bref, un récital construit et vécu de bout en bout.
 
La fête du piano ne fait que commencer à Bagatelle, où la programmation des Solistes se déroule jusqu’au 12 septembre. Prochains rendez-vous les 4 et 5 avec Béatrice Berrut, Philippe Bianconi, Eric Le Sage et Jean-Efflam Bavouzet.
 
Alain Cochard

 
(1) HMC 901775, disque qui suivait de près le tout premier réalisé par Tiberghien pour Harmonia Mundi, un Debussy gorgé de couleurs et de poésie inscrit dans la collection « Nouveaux Interprètes » (HMN911717)   

Paris, Orangerie de Bagatelle, 28 août 2021 // ars-mobilis.fr/les-solistes-a-bagatelle-2021/programme-2021/

Photo © Jean-Baptiste Millot

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